mercredi 25 novembre 2009

Quand Jean-François Mimaut s'évertuait à convaincre Méhémet-Ali de ne pas démolir les pyramides

Jean-François Mimaut (1774-1837), écrivain et diplomate, fut consul général de France à Alexandrie de 1829 à 1837. C'est lui qui négocia, avec l'aide de Champollion, la cession à la France de l'un des obélisques de Louxor.
Le Journal des Artistes - Revue pittoresque consacrée aux artistes et aux gens du monde (10e année, 2e volume, juillet 1836) reproduit la lettre que le diplomate adressa au vice-roi d'Égypte Méhémet-Ali (1769-1849) afin de le convaincre de ne pas donner suite à la suggestion qui lui avait été faite de détruire l'une des pyramides de Guizeh pour en faire une carrière de matériaux de construction.

Cette lettre est suivie, dans la même revue, d'une réponse factice de Méhémet-Ali au consul de France, visant en substance à lui rappeler : Regardez d'abord ce qui se passe chez vous, avant de venir nous donner des leçons !

Portrait de Méhémet-Ali, par Auguste Couder (1789-1873) - source : Wikimedia commons

À Son Altesse Méhémet-Ali Pacha

On a conseillé à V. A. de faire démolir une des trois grandes pyramides de Djizé, pour en faire servir les pierres à la construction des barrages du Nil.
V. A. a envoyé des commissaires pour vérifier si le projet était exécutable.
Je connais trop la justesse de son esprit pour ne pas attribuer l'envoi de cette commission à la seule habitude qu'elle a de ne laisser passer aucune proposition sérieuse sans l'examiner. Mais pour être plus sûr que le monde éclairé n'aura point à craindre une fatale décision, je lui demande la permission de lui faire connaître avec franchise l'impression produite sur l'esprit de tous les Européens par la simple annonce d'un semblable dessein.
En d'autres occasions plus importantes, j'ai fait entendre à V. A. le langage de la vérité. Elle daignera me le permettre encore aujourd'hui.
Vous vous êtes fait un nom glorieux par vos travaux et par les grandes choses que vous avez entreprises.
Vous vous êtes annoncé au monde comme créateur et comme fondateur. C'est à ce titre que, malgré vos détracteurs, vous y avez excité de la sympathie, et que vous vous êtes fait un grand nombre de partisans. Le déplorable conseil qu'on donne à V.A. lui ferait perdre une partie de ces avantages. Je dois l'avertir sans détour que cet acte de vandalisme soulèverait contre elle l'opinion publique, qui, comme je le lui ai dit souvent, est dans les pays civilisés une grande puissance.
Les pyramides sont regardées en Europe comme le plus vénérable monument de l'ancienne race humaine. Elles étaient, dans l'antiquité, une des sept merveilles du monde, et de ces merveilles du vieil âge, c'est la seule qui reste encore debout. Dans l'histoire et dans nos tableaux, les pyramides sont un des objets qui frappent le plus vivement l'imagination et les yeux, qui remuent le plus de grands souvenirs. Ces monuments sont intéressants pour tous les peuples ; ils le sont surtout pour les Français depuis ces immortelles paroles de Napoléon, avant la bataille qui porte leur nom : Songez que, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent !
Plus d'une fois l'ignorance et la cupidité ont dicté à des princes crédules ou barbares la pensée de détruire les grandes pyramides. La seule tentative qu'ils en ont faite a suffi pour flétrir leur mémoire.
Un de ceux qui furent séduits par le malheureux espoir de trouver des trésors dans les pyramides, fut le khalife Abdallah Mamoun. Il ouvrit avec beaucoup de peine et de dépenses la plus grande des trois ; il n'y trouva rien, et il fut raillé de ses contemporains.
Le savant voyageur arabe Abdallatif dit dans sa relation de l'Égypte que le sultan Melikelaziz-Othman se laissa persuader par quelques personnes de sa cour, gens dépourvus de bon sens, de démolir les grandes pyramides. Il envoya, pour exécuter cette folle commission, des sapeurs, des mineurs et des carriers, sous la conduite des premiers émirs de sa cour, qui ramassèrent de tous côtés un grand nombre de travailleurs. Après huit mois d'efforts inouïs, de violences de toute espèce et de frais énormes, les démolisseurs furent contraints, dit Abdallatif, de renoncer honteusement à leur entreprise, sans en retirer d'autre avantage que de faire d'inutiles dégâts à la plus petite des trois, et de mettre dans une entière évidence leur faiblesse et leur impuissance.
On y ferait sans doute aujourd'hui de plus larges brèches avec des moyens plus savants ; mais l'indignation de l'Europe serait en proportion du succès même de la destruction. L'auteur d'un pareil attentat serait de nos jours plus sévèrement jugé que dans le siècle d'ignorance brutale où vivaient le khalife Mamoun et le sultan Melikelaziz.
Les grandes pyramides sont un dépôt que l'ancien monde a laissé sur le sol de l'Égypte. Les maîtres du pays doivent en se succédant le transmettre intact à la postérité, après les courts moments de leur passage sur la terre.
Pendant quarante autres siècles elles braveront les hommes et les temps. Ce sont ces mêmes pyramides qui ont vu, depuis les Pharaons jusqu'aux khalifes, depuis le roi Mœris jusqu'à Mourad-Bey, le vent du désert soulever autour d'elles la poussière de trente dynasties de rois, de vingt empires divers et de plusieurs milliers de générations. Non, ce n'est point Méhémet-Ali qui, dans une vie de création et de progrès, portera la main sur des monuments moins utiles, il est vrai, que les canaux qu'ils a creusés, que les chemins de fer et que le barrage du Nil, mais qui sont consacrés dans la mémoire des hommes.
Une autre fois déjà, il a suffi de signaler à V. A. un attentat du même genre pour qu'elle s'empressât d'épargner cette honte à l'Égypte. Au mépris des ordres que nous avions obtenus d'elle, mon illustre ami Champollion et moi, pour la conservation du peu qui reste encore des monuments de l'ancienne Égypte, des agents ignorants voulaient employer, à je ne sais quelle bâtisse, les matériaux du grand temple de Denderah, et ils avaient commencé l'œuvre de destruction par le pylône qui le précède, et qui porte encore les traces de cette barbarie. Je me rendis auprès de V. A. à la citadelle du Caire. L'expression de sa volonté fit à l'instant suspendre ces coupables travaux, et le temple de Denderah fut sauvé.
Je laisse à d'autres le soin de prouver qu'il serait beaucoup moins dispendieux de tirer des pierres de ces vastes carrières d'où les pyramides elles-mêmes sont sorties, que de tenter une démolition incomplète et inutile. V. A. entend trop bien ses intérêts politiques et financiers pour risquer de déplaire à l'Europe par une action blâmable, qui serait de plus un mauvais calcul.
C'est donc à elle-même et à elle seule que j'en appelle au nom de la France et de l'Europe, en la suppliant de repousser les projets de ceux qu'Abdallatif appelait des gens dépourvus de bon sens.


De la même revue, cet article, non signé, intitulé "Nos vieux monuments et les pyramides d'Égypte" :

Il n'y a pas de question qui n'ait au moins deux faces ; et c'est ce qui ouvre une voie si facile à la plaisanterie, même sur les choses les plus sérieuses. Nous avons donné, dans notre numéro du 31 juillet, la lettre de M. Mimaut, consul de France à Alexandrie, au vice-roi d'Égypte, qui avait résolu de céder à la proposition faite de détruire une des pyramides de Giseh pour en avoir les pierres, et qui, après la lecture de cette lettre, renonça à un tel acte de vandalisme. Il n'est personne qui n'ait vu dans les deux ou trois pages très remarquables écrites par M. Mimaut en cette circonstance, une sorte de chef-d'œuvre de raison , d'éloquence et de convenance ; il n'y a ni un mot à mettre, ni un mot à ôter ; et le succès de cette noble remontrance est fait pour augmenter le respect que les artistes ont dès longtemps voué à M. Mimaut, défenseur éclairé de tous les intérêts des beaux-arts dans l'Orient.
Il s'est pourtant trouvé quelqu'un qui, écrivant sur les arts, a trouvé moyen de faire un déluge de plaisanteries sur l'amour de M. Mimaut pour les pyramides du désert ; sur la louable générosité du pacha, qui aurait mis au bas de la requête à lui présentée par le père Enfantin, illustre débris du saint-simonisme : Bon pour une pyramide ; enfin sur le prétendu refus d'écouter les représentations de l'honorable consul. Il faut avoir le diable au corps pour retourner ainsi les questions ; il est vrai que cela s'adresse à une classe bien nombreuse de lecteurs que les travestissements de choses et d'idées ont et auront toujours le privilège de faire rire. Quoi qu'il en soit, quelque grain de raison se mêle parfois à ces torrents de folie que le Corsaire et le Charivari ont mis à la mode ; et, pour montrer notre impartialité, nous citerons la réponse supposée que le facétieux auteur met dans la bouche du pacha, après avoir écouté les inepties qu'il fait débiter au consul :

"Ma pyramide, répondit le pacha, est une antiquaille sans mérite à mes yeux ; j'aime mieux une filature de coton que toutes les pyramides d'Égypte ; j'aime mieux un oignon qu'une pierre. Quoi ! tu viens intercéder pour une pyramide, toi, chrétien ! Et que fait-on donc dans ton pays ? Depuis quarante ans vous avez démoli vos églises, vos cloîtres, vos châteaux, vos abbayes ; vous avez ravagé toute votre histoire de pierre ; vous avez incendié toutes vos archives de gloire et de religion. Si l'on vous disait que vous êtes des barbares pour avoir fait ces choses-là, vous mettriez la main à la garde de votre épée. C'est moi qui suis un barbare ; c'est mon peuple qui n'est pas civilisé... Mais toutes nos mosquées, tous nos minarets sont debout. Il n'appartient qu'à la civilisation de détruire ce que les siècles pieux ont bâti. Aujourd'hui, je veux mettre à morceaux une misérable montagne qui n'a plus forme de monument et qui sert de retraite aux chauves-souris et aux voleurs du désert ; je veux employer ses débris à la canalisation de l'Égypte, et tu viens demander grâce pour elle ; bon consul, va faire amende honorable en France et demander pardon à Dieu du vandalisme de la civilisation ; va rebâtir tout ce qu'on a détruit chez toi, et puis tu reviendras plaider la cause de la pyramide de Chéops."

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