Le texte ci-dessous, sous la signature de Méry, est extrait du tome 21 de cette revue (1858-1859).
Après un survol rapide de quelques théories "bâties sur le sable des pyramides", le ton moralisateur l'emporte : le chantier de Guizeh peut toujours être considéré comme un exemple de respect et d'organisation du travail.
On a écrit sur les pyramides assez d'ouvrages sérieux, et en si grand nombre même, qu'ils s'élèveraient à la hauteur de ces monuments, si on pouvait les entasser par assises et par éditions. Les théories accumulées autour de ces deux illustres doyennes du monde [pyramides de Khéops et Khéphren] ont servi à nous apprendre que nous n'avions rien appris. La philosophie de la chanson a été peut-être beaucoup plus sage, dans sa folie ; elle s'est permis de secouer ses grelots dans les cavernes des pyramides, et de traiter, avec un ton leste et badin, ces vénérables asiles de chauves-souris. La chanson française ne respecte rien ; le Français, né malin, entre en riant dans les mystères d'Isis, et badine avec les hiérophantes, comme il fait avec des pierrots et des cassandres, au bal de l'Opéra. On avait envisagé, jusqu'en 1790, les pyramides sur leurs quatre côtés ; la chanson arriva et en découvrit un cinquième, malgré les mathématiciens de l'expédition républicaine, lesquels soutenaient que les angles n'ont que trois côtés, et que deux et deux font quatre : deux énormes paradoxes au point de vue moral.
Denon et ses confrères de l'Institut égyptien s'assirent un jour à l'ombre du grand sphinx, faute d'arbres, et s'entretinrent de la nature des choses, et de l'origine des pyramides ; on aurait cru voir et entendre des gymnosophistes de Méroë. Une seule chose fut à peu près démontrée à nos savants, la hauteur des pyramides avant les dévastations de Cambyse ; une hauteur de quatre cent trente pieds environ.
Deux jeunes Français, qui n'étaient pas savants, mais qui étaient malins, crurent devoir envisager la question de plus haut encore, et firent un vaudeville, à côté du grave Denon. Cette œuvre folle eut pour titre : le Vaudeville au Caire ! et elle fut jouée à Boulacq-sur-Nil, et au théâtre des Variétés sur Seine. On croyait encore aux mânes, à cette époque, et trois académiciens affirmèrent, en plein Institut, que les mânes de Sésostris et d'Osimandias avaient été indignés de ce vaudeville sacrilège, et le Directoire, qui croyait aux mânes aussi, en ordonna la suppression, par respect pour la liberté.
Dans ce vaudeville, Oscar et Arthur se rencontrent en Égypte, devant les pyramides, et Arthur propose à Oscar de faire en collaboration un couplet sur ces graves monuments :
OSCAR
Le sujet est fort bien trouvé,
Un couplet sur la pyramide !
ARTHUR
C'est un sujet bien élevé !
OSCAR.
Il n'est pas neuf !
ARTHUR,
II est solide !
OSCAR.
A la pyramide, en effet,
D'un trait piquant l'idée est jointe ;
Ce monument prête au couplet,
Car il finit par une pointe.
Ce monument prête au couplet,
Car il finit par une pointe.
Si nous ne connaissions pas les Français, il nous paraîtrait impossible que le même peuple produise des savants qui mesurent et expliquent les pyramides ; des héros qui, devant elles, détruisent la cavalerie des Mamelucks, et des farceurs qui saupoudrent tout cela de calembours.
Depuis Hérodote, on a bâti une foule de théories sur le sable des pyramides ; voici les plus connues et les plus probables. On a dit d'abord que les rois de Memphis, ignorant les secrets de la mort, avaient voulu se construire des palais immenses, solides, pour donner une large respiration a leurs âmes, et défendre éternellement leur sommeil de tombe contre les conquérants et les ravageurs de tombeaux. Cette pensée ne manquerait pas d'une certaine profondeur, chez un peuple qui a passé toute sa vie à s'occuper exclusivement des choses de la mort.
Quelques archéologues matérialistes affirment que les pyramides ont été bâties comme des digues de granit, pour arrêter l'invasion des sables, soulevés par le simoun, le terrible vent du midi.
Enfin, une théorie assez accréditée veut que ces monuments aient été destinés aux grandes épreuves subies par les adeptes, les chercheurs de la vérité, les Oedipes de l'énigme du monde, tous les vieux sages, prosternés comme des points d'interrogation devant un sphinx obstinément muet.
Une théorie peu connue est celle-ci : les Égyptiens, ces puissants ouvriers, ont voulu donner au monde une impérissable leçon sur le travail. Les pyramides sont deux chapitres d'économie politique pétrifiés... Il faut travailler, c'est la loi du monde. Oisifs, paresseux, hommes indolents, venez prendre de salutaires exemples autour de ces colosses, et rougissez de votre coupable inaction. Des ouvriers se sont trouvés, qui ont haché à morceaux la chaîne Libyque, le granit de Mokatan ; il ont charrié sur le sable un nombre infini d'assises gigantesques, taillées au chantier do la montagne ; ils les ont élevées vers le ciel, à une hauteur impossible à l'architecture, et ils ont revêtu de quatre tuniques de marbre poli ces prodigieux amoncellements de pierres, depuis les largeurs de la base jusqu'à la pointe du sommet. Ce travail s'est accompli, sous un ciel de tropique, un ciel privé de pluie, sur un sable brûlant, arrosé de sueurs, et on payait les ouvriers avec des oignons, monnaie courante du pays. Après cela, quel est le lâche qui osera se plaindre de son petit labeur, et de son gain de trois francs par jour, dans des pays froids, et garnis de restaurants à la portion et de marchands de vins d'Argenteuil ?
Quant à moi, je serais assez disposé à l'adoption de cette théorie sociale. Les pyramides ne sont ni les tombeaux des Pharaons, ni les écluses du désert sablonneux, ni les conservatoires des adeptes, mais regardez en elles les professeurs du travail.
Envisagées sous ce point de vue, les pyramides serviront à quelque chose, et un futur vice-roi, ou une bande noire anglaise ne les démolira pas pour bâtir vingt raffineries de sucre le long du Nil ; calamité dont nous avons été menacés sous le ministère de Londonderry.
Il y a, par malheur, une objection contre cette théorie. Qui nous délivrera des objections ?
Les historiens nous disent que les pyramides ont été bâties par les Hébreux esclaves en Égypte, et condamnés par les rois aux travaux forcés. Or, les esclaves n'étant pas des ouvriers volontaires, il ne peut résulter de cette théorie aucune leçon pour le travail. On n'aurait pas, dit-on, trouvé un seul ouvrier libre sur le chantier de Ghizeh ; on l'aurait convoqué en vain ; le salaire de sept oignons par semaine n'aurait tenté aucun pauvre Égyptien.
Cette objection m'a toujours paru superficielle. Il y a eu certainement des esclaves hébreux au chantier des pyramides, et ce travail, si mal payé, leur a paru si intolérable, qu'à la première occasion offerte par Moïse, ils ont fait l'école buissonnière du côté de la mer Rouge, et n'ont plus reparu. Avec des esclaves, on peut faire des manœuvres, des remueurs de pierres, des broyeurs de ciment, des aiguiseurs d'outils, mais on ne fait pas des masses d'artistes, des ciseleurs exquis et d'habiles tailleurs de granit. La vieille Égypte est semée de monuments, où l'art a laissé une empreinte ineffaçable, et qui est devenu l'art grec, par une filiation directe. À Rome, douze mille Hébreux ont travaillé au Colisée de Titus, mais, à coup sûr, ce ne sont pas des esclaves qui ont ciselé ces quatre portiques superposés, couronne extérieure de l'amphithéâtre. Ainsi, en Égypte, l'esclave charriait la pierre fruste, l'artiste la sculptait. Les sueurs de l'un et de l'autre coulaient à dose égale sur le chantier, et la leçon est encore très profitable, venant de tous deux.
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