vendredi 29 octobre 2010

“Nul peuple, sous le ciel, ne fut plus industrieux que les Égyptiens” (L.-N. Godard - XIXe s.)

“Sans doute, il est des genres de beauté que les artistes égyptiens ne soupçonnèrent pas et qui furent révélés au monde par la Grèce et par le christianisme ; mais nous n'avons rien fait d'aussi éternel ni de plus gigantesque.”
Où trouvons-nous cet éloge appuyé du savoir-faire architectural de l’Égypte antique ? Ni dans un ouvrage d’égyptologie, ni dans un plaidoyer pro domo sous la plume de tel ou tel inconditionnel de l’ultime Merveille du monde encore visible, mais bien dans un Cours d’archéologie sacrée, édité en 1851, “à l’usage des séminaires et de MM. les curés” ! Étonnant, non ? Surtout pour l’époque... même si le texte qui suit est extrait d’un chapitre intitulé “Monuments païens”.
Son auteur, l’abbé Léon-Nicolas Godard (1825-1863), enseignait l’histoire sainte et l’archéologie au séminaire de Langres (Haute-Marne). Il avait reçu une partie de son enseignement d’un élève de l’École Normale Supérieure et était passionné, semble-t-il, de culture méditerranéenne, ceci expliquant sans doute cela.


"Tempus edax, homo edacior"
Photo Marc Chartier

“L'Égypte conserve une multitude de monuments, témoins de son antique puissance. Si elle ne fut pas le berceau des arts et de l'industrie, cette contrée joue du moins un rôle initiateur vis-à-vis de plusieurs nations. La Grèce, comme la Judée, la reconnaît pour mère, et, s'il est vrai que Rome doit beaucoup à la Grèce, il faut aller sur les bords du Nil chercher une des sources primitives de la civilisation.
“On est toujours surpris, en approchant de la plupart des ruines égyptiennes, de ne leur point trouver ces marques de vétusté qui caractérisent dans nos climats les anciens édifices : les pierres n'en sont point usées, noircies , cassées; les joints n'en sont point éclatés ni ouverts; et, après un aussi grand laps de temps, les monuments conservent encore un air de nouveauté.” (1)
La principale cause en est dans la nature et le genre de construction aimés des Égyptiens : ils visaient par-dessus tout à la solidité. En outre , les influences atmosphériques ne sont pas aussi destructives en ce pays que dans nos climats, et la main de l'homme n'y a pas aidé la faux du temps, comme il arrive au sein des nations industrieuses ou souvent remuées par les bouleversements politiques : Tempus edax, homo edacior.
C'est ordinairement dans la nature au milieu de laquelle vit un peuple que l'on découvre l'origine de ses premières idées artistiques. Les familles qui arrivèrent d'abord à la vallée du Nil, apprirent de ses inondations annuelles à ne pas confier aux rives plates du fleuve des habitations qui auraient été emportées par ses flots. Elles creusèrent donc au flanc des montagnes des cavernes qui ont fait naître l'idée des speos ou sanctuaires souterrains. Plusieurs ont les dimensions et la disposition intérieure des temples isolés ; ils sont, comme eux, ornés de colonnes, de sculptures, de peintures et d'inscriptions. Les ouvrages troglodytiques communiquèrent aux autres monuments égyptiens leurs formes lourdes et leur caractère sombre. (...)
Les matériaux employés par les Égyptiens sont la brique procurée par le limon du Nil, un tuf assez tendre, la pierre calcaire et les granits. Le bois ne fut point en usage, le sol n'en produisant pas suffisamment. L'appareil des grands édifices est admirable : il consiste en blocs énormes, quadrangulaires, coupés nettement et polis. On suppose que les ouvriers avaient des instruments de bonne trempe et qu'ils effaçaient les aspérités de la pierre au moyen d'un sable dur et fin, selon que Pline le raconte. Pour transporter de pesants morceaux, le Nil servait de véhicule ; on voit aussi sur les bas-reliefs des chariots chargés et traînés soit par des bœufs, soit par des hommes. L'inclinaison prononcée des murailles est un de leurs traits caractéristiques. Chaque face prend la forme d'un trapèze. Le premier coup d'œil est étrange ; mais bientôt l'esprit s'y habitue et se repose en cette garantie de solidité. (...)
Les pyramides sont des monuments funéraires et religieux : nous ne pouvons nous dispenser de leur consacrer quelques lignes. L'Égypte conserve encore environ quarante pyramides, dont les plus fameuses sont celles de Ghizé, non loin de Memphis.
Voici la description succincte de la plus grande : sur le rocher qui sert de support ou de socle, s'élèvent deux cent trois assises qui donnent au monument 139 mètres de hauteur verticale sur une base de 230 mètres. Cette proportion fait que l'on n'apprécie bien cette élévation prodigieuse qu'en arrivant au pied du monument. Les assises sont en retraite l'une sur l'autre aux quatre faces, de façon à produire des gradins. Si l'on en croit Hérodote et selon des traditions d'époques diverses, un revêtement rendait plane la surface de chaque côté de la pyramide. Quelques débris sont invoqués à l'appui de cette opinion généralement admise aujourd'hui.
À quelle fin les pyramides ont-elles été construites ? En fouillant les couloirs et les salles ménagés à l'intérieur, on a découvert des sarcophages et des momies qui ne laissent plus de doute sur leur destination. Les hypothèses s'évanouissent désormais. D'après celles-ci, les pyramides étaient des greniers à blé, où les provisions se conservaient à l'abri du Nil. Suivant celles-là, elles furent bâties en l'honneur de la Divinité. Dupuis et d'autres observant l'orientation exacte de la grande pyramide et certains phénomènes qui se produisent par suite de sa position vers le trentième degré de latitude, en ont fait un méridien ou un monument astronomique, exprimant des symboles mythologiques.
En 1845, le capitaine Persigny prétendait qu'on les avait construites, au débouché des vallées, pour servir de rempart contre le simoun. (2)
Nous avons vu par le tabernacle et les vêtements pontificaux des Hébreux, que ce peuple avait appris en Égypte des arts difficiles et l'industrie de luxe. Si nous joignons à la Bible Homère, Hérodote, Strabon, Diodore ; si nous rapprochons du texte des plus vieux historiens les ruines que l'on contemple et que l'on recueille de nos jours, entre la chaîne libyque et la mer Rouge, le peuple des Pharaons et des Ptolémées se montre possesseur d'une foule de secrets et de procédés qui ne pâlissent point en face de la civilisation moderne. Les Égyptiens ont connu et associé l'architecture, la sculpture et la peinture. Ils ont appliqué les couleurs sur les substances les plus dures et sur les plus tendres ; ils les ont fixées profondément sur le granit et ont teint de merveilleux tissus. Les émaux colorés à l'aide d'oxydes métalliques, les feuilles d'or arrêtées sur le papyrus et le marbre, les métaux ciselés, les pierres fines gravées proclament hautement un génie fécond et inventif, de même que les édifices témoignent d'une puissance étonnante.
Nous ne craignons pas de l'affirmer, après cet exposé, nul peuple, sous le ciel, ne fut plus industrieux que les Égyptiens, et nul ne les a surpassés sous le rapport de la force physique et du grandiose. Sans doute, le travail de la raison et l'expérience perfectionnèrent les proportions, les lois de l'architecture et de la statuaire ; sans doute, il est des genres de beauté que les artistes égyptiens ne soupçonnèrent pas et qui furent révélés au monde par la Grèce et par le christianisme ; mais nous n'avons rien fait d'aussi éternel ni de plus gigantesque. Lorsque le voyageur aperçoit les villages bâtis sur la terrasse de temples que quarante siècles n'ont pas ébranlés, “l'illusion s'empare de son esprit, dit M. Jomard, et de si grands travaux paraissent à son imagination l'ouvrage d'un pouvoir surnaturel”. Il faut remarquer, toutefois, que les temples les plus considérables de l'Égypte, comme la plupart des vastes cathédrales du moyen-âge, ne sont pas d'un seul jet : on y reconnaît le résultat des efforts de plusieurs générations.”

(1) Lancret. Description de l’îe de Philœ
(2) Le mode de construction des pyramides a été aussi l'objet de beaucoup de fables. Pline, rapportant les opinions qui avaient cours de son temps (Hist. Liv. 36, c. 12.), dit qu'une montagne de nitre, amassée au fur et a mesure que l'ouvrage montait, servit d'échafaud, et que le Nil vint ensuite en débarrasser le monument ! Hérodote nous a laissé l'explication suivante : soit un noyau pyramidal ; on construit autour un vêtement en escalier ; puis, en commençant par le dessus, on remplit l'angle rentrant avec des morceaux prismatiques ; il ne fallait qu'une machine fort simple pour porter chaque pierre d'une assise à l'autre, d'un gradin à l'autre.


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