dimanche 3 octobre 2010

“Khéops se serait perdu dans l’indifférence s'il n'avait forcé l'attention constante de la postérité par l'immensité de son tombeau” (G. Maspero - XIXe-XXe s.)

statue en albâtre de Khéops : 
dessin de Boudier, d'après une photographie d'Émile Brugsch-Bey

Gaston Maspero (1846-1916) a déjà fait l’objet de deux notes de ce blog : "Tout avait été calculé de manière à cacher le site exact du sarcophage" et “L'histoire réelle des Pharaons aux couleurs de l'imagination populaire : ou comment interpréter les écrits d'Hérodote.
L’Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique. Les empires, du même auteur, ouvrage édité en 1895-1899, me donne l’occasion de revenir sur la contribution essentielle de cet égyptologue français à la connaissance de l’histoire des pyramides égyptiennes.
La première partie de cette note concerne la pyramide de Khéops.

“Snofroui fut donc probablement un des rois les plus populaires du bon vieux temps, mais son renom, si brillant qu'il demeurât chez les Égyptiens, s'efface pour nous devant celui des Pharaons qui lui succédèrent immédiatement, Khéops, Khéphrên et Mykérinos. Non qu'au fond nous connaissions mieux leur histoire. Ce que nous savons d'eux se compose de deux ou trois séries de faits, toujours les mêmes, que les monuments nous enseignent sur les Pharaons contemporains. Khnoumou-Khoufoui qu'on appelait, par abréviation, Khoufoui, le Khéops des Grecs, était probablement le fils de Snofroui. Il régna vingt-trois ans et défendit victorieusement les mines du Sinai contre les Bédouins : on le voit encore sur les murailles rocheuses de l'Ouady Magharah, qui sacrifie des prisonniers asiatiques, ici devant Anubis le chacal, là devant Thot, à la tête d'ibis. 


Bas-reliefs triomphaux de Khéops, sur les rochers de l’Ouady Magharah : dessin de Faucher-Gudin, d'après la photographie publiée dans l'Ordnance Survey, Photographs. À gauche, le Pharaon, debout, assomme un Monîtii, devant le dieu Thot à tête d'ibis ; sur la droite, la scène est détruite et l'on n'aperçoit plus que les titres royaux, sans figures. 

Les dieux profitèrent de son activité et de sa richesse : il restaura le temple d'Hâthor à Dendérah, embellit celui de Rubastis, construisit un sanctuaire en pierre à l'Isis du Sphinx et y consacra les statues en or, en argent, en bronze, en bois d'Horus, de Nephthys, de Selkît, de Phtah, de Sokhît, d'Osiris, de Thot, d'Hâpis. Cent autres Pharaons en firent autant ou plus, à qui personne ne songeait un siècle après leur mort, et Khéops se serait perdu dans la même indifférence s'il n'avait forcé l'attention constante de la postérité par l'immensité de son tombeau. Les Égyptiens de l'époque thébaine en étaient réduits à juger leurs ancêtres des dynasties memphites comme nous le faisons nous-mêmes, moins sur le témoignage positif de leurs actes que sur la taille et sur le nombre de leurs monuments : ils mesurèrent la grandeur de Khéops aux dimensions de sa pyramide, et, tous les peuples suivant cet exemple, le nom de Khéops est demeuré l'un des trois ou quatre noms d'autrefois qui sonnent familiers à nos oreilles.
Les collines de Gizéh se terminaient alors en un plateau nu, balayé par le vent. Quelques mastabas isolés s'y espaçaient, semblables à ceux qui couronnent encore de leurs ruines la montagne de Dahshour. Le Sphinx, déjà enseveli jusqu'aux épaules, dressait sa tête à mi-côté du versant oriental, vers le Sud (1); le temple d'Osiris, maître de la nécropole, disparaissait presque entièrement sous le sable, à côté de lui, et, par derrière, de vieux hypogées délaissés s'ouvraient dans le roc (2). Khéops choisit au rebord septentrional du plateau un site d'où la vue s'étendait à la fois sur la cité du Mur Blanc et sur la ville sainte d'Héliopolis. On dégrossit rudement et on engloba dans la maçonnerie un petit tertre qui le dominait : on aplanit le reste pour y étaler le premier lit de pierres.
La pyramide avait une hauteur de cent quarante-cinq mètres et une base de deux cent trente-trois, que l'injure du temps a rabattues respectivement à cent trente-sept et à deux cent vingt-sept mètres. Elle retint jusqu'à la conquête arabe son parement patiné, coloré par l'âge, et si subtilement agencé qu'on aurait dit un seul bloc du pied au sommet. Le travail de revêtement avait commencé par le haut : la pointe fut établie en position la première, puis les assises se recouvrirent de proche en proche jusqu'à ce qu'on eût gagné le bas. (3)
À l'intérieur tout avait été calculé de manière à cacher le gîte exact du sarcophage, et à décourager les fouilleurs que le hasard ou leur persévérance auraient mis sur la bonne voie. Le premier point était pour eux de découvrir l'entrée sous l'épaisseur du calcaire. Elle se cachait à peu près au milieu de la face Nord, mais au niveau de la dix-huitième assise, à quarante-cinq pieds environ au-dessus du sol. Une dalle mobile, roulant sur un pivot de pierre, la dissimulait si bien aux yeux, qu'à part les prêtres et les gardiens, personne ne savait comment la deviner parmi ses voisines. Quand on l'avait basculée, un canal apparaissait béant. Il est haut de 1 m. 06, large de 1 m. 22, et fuit en plan incliné l'espace de 97 mètres, partie dans la maçonnerie, partie dans la roche vive ; il traverse une chambre inachevée et se termine en cul-de-sac 18 mètres plus loin. Les blocs s'ajustent avec tant de précision et présentent une surface si bien polie qu'on en distingue malaisément les joints.
Le corridor qui mène a la chambre funéraire se raccorde au plafond du couloir descendant, sous un angle de 120 degrés, à 19 mètres de la porte. Il remonte pendant 33 mètres, puis il débouche sur un large palier et s'y divise en deux branches.
L'une s'enfonce droit vers le centre et se perd dans une chambre en granit recouverte d'une voûte en dos d'âne, qu'on appelle sans raison Chambre de la Reine. L'autre continue à s'élever, mais elle change de forme et d'aspect. C'est maintenant une galerie longue de 45 mètres, haute de 3 m. 50, bâtie en belle pierre du Mokattam. Les assises inférieures s'appuient d'aplomb l'une sur l'autre, les suivantes ressautent en encorbellement, et les deux dernières ne s'écartent plus au plafond qu'à l'intervalle de 0 m. 60. Le petit passage horizontal, qui sépare le palier supérieur et la chambre même du sarcophage, offre des dispositions mal expliquées. Il est coupé presque à moitié par une sorte de vestibule surbaissé, dont les parois se rayent à intervalles égaux de quatre coulisses longitudinales. La première maintient encore une belle dalle en granit qui semble suspendue à 1 m. 11 au-dessus du sol, et les trois autres furent destinées probablement à recevoir des plaques semblables : c'était en tout quatre herses interposées entre le monde extérieur et le caveau. Celui-ci est une sorte de boîte rectangulaire, toute en granit, à toit plat (...) ; on n'y voit ni figures, ni hiéroglyphes, rien qu'un sarcophage en granit, mutilé et sans couvercle.
Telles étaient les précautions prises contre les hommes : l'événement en démontra l'efficacité, car la pyramide garda son dépôt intact plus de quatre mille ans (4). Mais le poids même des matériaux était un danger des plus sérieux pour elle. On empêcha le caveau de plier sous le faix des 100 mètres de calcaire qui le surmontaient, en ménageant au-dessus de lui cinq pièces de décharge basses et superposées exactement. La dernière s'abrite sous un toit pointu, qui consiste en énormes blocs accotés l'un à l'autre par le sommet : cet artifice rejeta la pression centrale presque entière sur les faces latérales. Bien qu'un tremblement de terre ait disloqué partiellement la masse, aucune des pierres qui habillent la chambre du roi ne s'est écrasée, aucune n'a cédé d'une ligne, depuis le jour où les ouvriers l'ont scellée en sa place.
Le nom de Khéops 
fac-similé par Faucher-Gudin des calques publiés dans Lepsius, Denhm., II, - 4c. 

La Grande Pyramide s'appelait Khouît, l'horizon où Khoufoui devait aller s'engloutir, comme le Soleil son père fait chaque soir à l'horizon d'Occident. Elle ne renferme que les appartements du mort, sans un mot d'inscription, et l'on ne saurait pas à qui elle appartint, si, pendant la bâtisse, les maçons n'avaient barbouillé çà et là, à la peinture rouge, le nom du souverain et les dates de son règne au milieu de leurs marques personnelles (5).
On célébrait le culte dans un temple jadis construit un peu en avant de la façade Est, mais dont il ne subsiste plus qu'un amas de décombres. Pharaon n'avait pas besoin d'attendre qu'il fût momie pour devenir dieu : on inaugurait sa religion dès son avènement, et beaucoup des personnages qui composaient sa cour s'attachaient à son double longtemps avant que son double se désincarnât. Ils le servirent fidèlement pendant leur vie, puis vinrent reposer à son ombre dans les petites pyramides et dans les mastabas qui se pressaient autour de lui.”

(1) La stèle du Sphinx porte, à la ligne 13, le cartouche de Khéphrèn au milieu d'une lacune (...). Il y avait là, je crois, l'indication d'un déblaiement du Sphinx, opéré sous ce prince, par suite, la preuve à peu près certaine que le Sphinx était ensablé déjà au temps de Khéops et de ses prédécesseurs.
(2) Ces hypogées, dont plusieurs sont figurés dans Mariette (les Mastabas de l'Ancien Empire, p. 543 sqq.), ne sont pas décorés pour la plupart. L'examen attentif auquel je les ai soumis en 1885-1886 me porte à croire que beaucoup d'entre eux doivent être à peu près contemporains du Sphinx, c'est-à-dire qu'ils ont été creusés et occupés assez longtemps avant l'époque de la IV° dynastie.
(3) Le mot pointe ne doit pas être pris au pied de la lettre. La grande pyramide se terminait comme sa voisine, par une plate-forme d'environ neuf pieds anglais, moins de trois mètres de côté (six coudées, d'après Diodore de Sicile), qui s'est élargie progressivement, surtout depuis la destruction du revêtement. Le sommet, vu d'en bas, devait donner la sensation d'une pointe aiguë.
(4) M. Petrie pense que les pyramides de Gizéh furent violées et les momies qu'elles renfermaient détruites pendant les longues guerres civiles qui séparent la VIe de la XIIe dynastie. Si le fait était vrai, il faudrait admettre que les rois d'une des dynasties suivantes firent remettre les choses en état, car les ouvriers du calife Al-Mamoun tirèrent de la chambre sépulcrale de l'Horizon “une pierre creusée, dans laquelle était une statue en pierre de forme humaine, renfermant un homme qui avait sur la poitrine un pectoral d'or enrichi de pierreries, et une épée d'un prix inestimable, et sur la tête une escarboucle de la grosseur d'un oeuf, brillant comme le soleil, avec des caractères que nul homme ne peut lire”. Tous les auteurs arabes, dont Jomard a réuni des passages, racontent en gros la même chose : on reconnaît aisément dans cette description la cuve encore en place, une gaine en pierre, de forme humaine, et la momie de Khéops chargée de bijoux et d'armes(...).
(5) Les ouvriers traçaient souvent sur les pierres les cartouches du Pharaon sous le règne duquel on les avait extraites de la carrière, avec la date exacte de l'extraction : les blocs écrits de la pyramide de Khéops portent entre autres une date de l'an XVI.

Source : Gallica

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