lundi 11 octobre 2010

“On doit bien se garder de juger des choses d'autrefois avec les idées d'aujourd'hui” (A.F.M. Rey-Dussueil - XIXe s. - à propos de la construction des pyramides égyptiennes)

Antoine François Marius Rey-Dussueil (1800-1850) était un homme de lettres et, à ce titre, participa à la rédaction de divers journaux ou revues, dont le journal républicain La Tribune. Son roman historique Le Cloître de Saint-Méry, dans lequel il défendit la cause des combattants lors des affrontements de juin 1832, lui valut d’être accusé de provocation à la guerre civile, à la haine et au mépris du gouvernement du roi.
Dans son Résumé de l'histoire d'Égypte depuis les temps fabuleux jusqu'à nos jours (1826), il prit fait et cause pour le peuple égyptien, taillable et corvéable à merci sous le règne des pharaons, dont les pyramides furent édifiées non pas par “l’or des rois”, mais par “les larmes des peuples”.
Les manoeuvres sur le chantier des pyramides : des esclaves ou pas ? On sait que la question a été régulièrement débattue, et encore tout récemment, les découvertes sur le village des ouvriers jouxtant le site des pyramides tendant à démontrer que les ouvriers égyptiens jouissaient de conditions de travail plus qu’acceptables. Le débat est-il donc pour autant définitivement clos ? Peut-être pas...

“Chéops ou Chemmès fut le huitième successeur de Rhemphis, et après lui vint Chephren, son frère. C'est à ces deux monarques qu'on attribue la fondation des pyramides, environ mille ans avant notre ère.
Le peuple égyptien semble n'avoir passé sa vie qu'à élever des digues, et à bâtir des temples et des tombeaux, car les pyramides étaient aussi des sépultures royales. C'est qu'en effet tous ses besoins humains lui venaient du Nil, et la fin de ses croyances religieuses était toute dans le culte des morts. On tomberait dans une erreur bien grave si l'on ajoutait foi à ce que Platon rapporte du dogme de l'immortalité de l'âme, enseigné par les prêtres d'Osiris. Ce dogme fut épuré par les Grecs ; les Égyptiens ne le professaient que d'une manière incomplète et grossière. Ils croyaient que l'âme se séparait du corps après la corruption, se modifiait successivement sous toutes les formes d'animaux, vivait chacune de leurs vies, et revenait, après une révolution de trois mille ans, se loger dans un autre corps humain. Retarder la putréfaction des cadavres pendant trois mille ans, c'était empêcher la migration de l'âme, l'enchaîner au corps qu'elle habitait, et l'y emprisonner jusqu'au moment où elle devait aller animer une autre matière humaine.



Illustration extraite du site internet de Jon Bodsworth

De là les soins que l'on apportait à embaumer les restes des morts, soins tellement efficaces que des momies fort anciennes nous ont été transmises dans un état parfait de conservation ; de là encore la pompe des funérailles, et de là sans doute la magnificence des tombeaux ; car dans l'ordre des croyances tout s'enchaîne comme dans l'ordre des choses, et les hommes n'abandonnent une idée religieuse qu'après l'avoir poussée jusque dans ses dernières conséquences. Ainsi le culte nous explique ce faste de la mort.
Un autre point serait plus difficile à éclaircir si le gouvernement de l'Égypte ne nous était pas connu ; et ce point, c'est la quantité d'ouvriers et l'énorme dépense qu'au premier abord la construction des pyramides semble avoir exigées. Il fallut fouiller à grands frais les carrières de l'Arabie, en extraire les matériaux, et les traîner péniblement jusqu'au Nil. Ce seul ouvrage fut celui de dix années. Mais on doit bien se garder de juger des choses d'autrefois avec les idées d'aujourd'hui. Dans nos sociétés modernes, où la dignité d'homme est enfin sentie, où le sujet n'est pas possédé mais gouverné, de pareilles entreprises seraient inexécutables, et une longue succession de rois de France n'a pas pu achever son Louvre si frêle et si mesquin. En Égypte, les sujets étaient de véritables serfs de glèbe, et, grâce au système féodal qui la régissait, la nation tout entière se rassembla en corvée dans les plaines de Gizeh pour y bâtir un sépulcre. Qu'on ne vienne donc pas nous entretenir de l'énormité des sommes dépensées ; qu'on ne vienne pas nous conter comment Chéops, ayant épuisé son trésor, se vit réduit à prostituer sa fille, et comment celle-ci, en exigeant de chacun de ses amants une pierre en sus du prix convenu, parvint à s'en former une pyramide d'une dimension encore honnête. Non, ce n'est pas l'or des rois qui a élevé ces tristes monuments ; ce sont les larmes des peuples. Que fallait-il donc tant à cette multitude esclave, ignorante et lâche ? une curée journalière, et peut-être la liberté de se plaindre.
Elle se plaignit ; elle jura que ses tyrans ne reposeraient jamais dans ces somptueuses et dernières demeures. Les misérables tremblèrent pour leurs dépouilles insensibles, et ils conjurèrent leurs amis de les cacher dans quelque sépulture ignorée. C'était bien la peine de se vouer à l'exécration de tout un peuple !
Leur successeur Mycérinus s'occupa du soulagement de ses sujets. Il rouvrit les temples que Chéops et Chephren avaient fait fermer pour que la nation travaillât sans relâche ; puis il viola sa fille, et mourut, parce qu'un oracle l'avait prédit.”

Source : Gallica

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