vendredi 22 octobre 2010

“Les pyramides étaient des oeuvres d’origine étrangère” (Élisée Reclus - XIXe-XXe s.)


E. Reclus, par Nadar


Dans son ouvrage L'homme et la terre (1905-1908), le géographe et militant anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) développe, avec une argumentation soutenue, que les pyramides égyptiennes furent des imitations des temples à degrés chaldéens, érigés sur les bords du Tigre et de l’Euphrate. Il explique ensuite les raisons de la discontinuité dans l’architecture égyptienne lorsque les pharaons délaissèrent Memphis pour s’établir à Thèbes.
Un tel survol historique, sous la plume d’un écrivain libre-penseur, pourra surprendre par son non-conformisme. Quelle que soit sa “légitimité”, il devait prendre place dans l’inventaire de ce blog, ne serait-ce que pour provoquer une argumentation a contrario.


“Uniques parmi les tombes égyptiennes sont les étonnantes pyramides dont, pendant des milliers d’années, l’une resta le plus haut édifice élevé par les hommes et qui, par leur forme même, apparaissent indestructibles. “Peut-être ces gigantesques sarcophages, les monuments les plus anciens du monde, survivront-ils à tous les autres”, dit un auteur [Gustave Lebon] parlant avec quelque emphase de ces constructions qui ne furent point les premières, ayant été évidemment imitées des temples à degrés érigés sur les bords du Tigre et de l’Euphrate. Les générations qui se sont succédé depuis que ces énormes amas de pierres se dressent sur la ligne du désert libyen ne sont point revenues de la stupeur que leur ont causée ces prodigieux entassements, et des légendes obstinées font intervenir dans cette oeuvre tantôt les génies d’en haut, tantôt les démons d’en bas ; d’autre part, maints esprits d’élite, auxquels répugnait l’idée que pour le cadavre d’un seul homme on eût employé le travail de tout un peuple pendant des années, se sont refusé à voir de simples tombeaux dans les hautes masses des pyramides. On y a cherché des monuments d’ordre scientifique, témoignant des connaissances auxquelles les Égyptiens étaient parvenus, il y a des milliers d’années, à l’aurore de l’histoire.
Certes, les “pierres parlent” : elles disent que les constructeurs de la vallée du Nil pouvaient tailler leurs matériaux avec une étonnante précision et qu’ils avaient la solution de maint problème géométrique ; ils avaient aussi, comme leurs devanciers des fleuves chaldéens, des notions astronomiques fort étendues et savaient orienter leurs édifices ; mais on a voulu voir une signification plus haute dans les rapports que présentent entre elles les diverses parties des pyramides, surtout de la plus grande, la pyramide dite de Khéops ou de Khufu, d’après le roi qui la fit élever pour recevoir son corps.
D’abord on a considéré ce monument comme un résumé de la science géodésique, chacune de ses dimensions, de ses arêtes, de ses divisions et subdivisions devant correspondre à des fractions simples de diamètre équatorial.
On a également prétendu que la grande pyramide était une sorte d’écrin contenant le “secret du Nil” [Léon Mayou]. Tandis que la masse du peuple restait condamnée pendant des milliers d’ans à ignorer les sources du grand fleuve que les rois, siégeant majestueusement sur les trônes et les savants, pérorant sous les portiques, se succédaient en s’interrogeant sur les origines de l’eau sacrée, les prêtres se seraient transmis mystérieusement la carte figurée par la disposition des chambres ménagées dans les ténèbres de la pyramide : ici le grand lac auquel on donne aujourd’hui le nom de Nyanza, puis les lacs occidentaux et les autres traits hydrographiques du Nil supérieur, tels que les explorateurs modernes les ont redécouverts depuis le milieu du XIXe siècle.
Enfin des savants se sont imaginé que la grande pyramide et, dans une moindre mesure, les autres constructions du même genre, révélations directes d’en haut, donnaient une forme monumentale aux “vérités” religieuses. D’après l’astronome Piazzi Smyth, qui étudia pendant longtemps les pyramides égyptiennes, celle de Khéops est une “Bible de pierre” construite sous la direction de Melchisedec, un “testament” analogue à ceux qui furent dictés aux voyants et aux apôtres. On trouve non seulement le diamètre de la terre dans la lecture des dimensions des diverses parties, mais encore sa densité, la distance exacte du Soleil à la Terre et aux planètes, la longueur de l’année en jours et celle de la période précessionnelle en années ; on y lit aussi la date qui séparait la construction de la pyramide de la naissance de Jésus-Christ : 2170 ans, enfin une prophétie annonçant la venue du millenium pour l’année 1882. (...)




Toutefois, les diverses théories relatives à la signification mathématique, astronomique et religieuse des lignes, des arêtes, des plans et des diagonales de la grande pyramide, reposaient sur des mesures dont l’exactitude n’avait pas été suffisamment contrôlée et dont les meilleures présentaient des écarts d’un mètre ou davantage.
La première triangulation précise tout à fait précise du monument de Khéops est celle que l’on doit à l’égyptologue Flinders Petrie, devenu troglodyte pendant cette étude, car durant les deux années 1880 et 1881, il résida dans une chambre sépulcrale au pied de la pyramide ; ce travail a déterminé les dimensions de l’édifice avec toute la rigueur habituelle en géodésie. Les alignements et les angles des ouvriers égyptiens sont en général d’une grande exactitude, l’erreur moyenne n’atteignant pas 2 millimètres ; mais l’orientation est plus défectueuse, puisque l’axe de l’édifice se dirige vers 3’43” à l’ouest du nord.
Flinders Petrie trouve absolument justifié le tableau que donne Hérodote de l’organisation du travail : la grande pyramide - et les autres également, sauf celle de Meidum - fut édifiée d’un seul jet avec le sarcophage au centre, et les pierres de revêtement taillées avant d’être mises en place ; mais il y eut du flottement dans la direction du travail. Certains détails contrastent d’une manière scandaleuse par la grossièreté de la main-d’oeuvre avec l’exactitude de l’ensemble et la perfection admirable de la plupart des fragments. Des tours de force furent effectués, dont un artisan de nos jours pourrait être fier.
La plupart des théories relatives aux dimensions de la pyramide ne résistent pas à l’observation précise ; un seul fait reste acquis : l’angle des faces avec le sol horizontal est tel (52° environ) que le côté de la pyramide et la hauteur sont dans un rapport exprimé par la moitié de la valeur II des mathématiciens ; on peut aussi dire que l’aire d’une face latérale de la pyramide est égale au carré de la hauteur, et il est remarquable qu’Hérodote (...) ait déjà connu cette particularité, bien qu’il ne se soit point exprimé en termes rigoureux. En outre, cet angle est à quelques minutes près le même dans une quinzaine des plus importantes pyramides, dont pourtant les longueurs absolues diffèrent toutes entre elles.
Se rappelant que le dieu de la mort, Seth, a son image visible dans Sirius de la constellation du Chien, Mahmud Bey a cherché une corrélation entre l’inclinaison de la face (sud) et l’incidence du rayon de cette éoile à sa culmination : il a calculé ainsi que la grande pyramide remontait à 3.266 ans avant J.-C. ; mais il y a contradiction entre un élément astronomique à variation rythmique et la constance d’un angle qui se retrouve en des monuments édifiés à intervalles de plusieurs siècles.
On peut se demander d’ailleurs si ces connaissances étaient bien celles des bâtisseurs égyptiens ou plutôt celles des architectes venus de la Mésopotamie chaldéenne, à la suite de conquérants ou de migrateurs. On est tout d’abord frappé de ce fait capital que les 67 pyramides comptées par Lepsius en 1842, et dont on ne retrouve plus qu’une quarantaine, sont toutes situées dans la basse Égypte, entre le bassin du Fayum et le collet du delta. À l’exception d’une petite pyramide du début de la première dynastie, découverte par J. de Morgan à Nagada, et dont les faces, parées et ornées de moulures, avaient été noyées dans une enveloppe de maçonnerie, il faut remonter le Nil sur plus de 2.000 kilomètres, jusqu’aux environs de Méroé, pour trouver une centaine d’autres pyramides, plus petites et plus récentes. Tous ces monuments se dressaient dans la région de la vallée la plus voisine des plaines arrosées par le Tigre et l’Euphrate. Si des maîtres étrangers, venus de l’Orient, se sont établis en Égypte, apportant leurs usages et leur civilisation, c’est par cette contrée largement ouverte que dut s’accomplir l’invasion, comme se produisit plus tard celle des Hyksos. Peut-être n’est-il pas téméraire de supposer que les annalistes de l’Égypte se seront gardés d’enregistrer la venue de dynasties étrangères et les auront volontiers remplacées par des énumérations de rois indigènes, mais le peuple aurait eu mémoire d’un autre ordre de choses. Si l’on ne s’est point moqué d’Hérodote qui répète l’assertion, les Égyptiens attribuaient la construction des pyramides à un berger, Philition, qui paissait ses troupeaux en cet endroit. Or, qu’était-ce qu’un berger pour les Égyptiens agriculteurs ? C’était un étranger, un ennemi, un homme de l’Est ! Ne pourrait-on pas interpréter dans le même esprit ce dire d’Hérodote que les Égyptiens seraient restés pendant plus de cent ans sans ouvrir leurs temples ? Si c’eût été en haine de leurs rois nationaux, comment ceux-ci, assez puissants pour asservir tout le peuple à la construction des pyramides, n’auraient-ils pas eu assez d’autorité pour tenir les temples ouverts ? Mais tout s’explique si les maîtres étaient des envahisseurs étrangers et s’ils avaient eux-mêmes ordonné la fermeture des sanctuaires.




Quoi qu’il en soit, de grands changements se produisirent dans l’architecture et dans le symbolisme des pyramides pendant les âges de leur construction, que l’on évalue à un millier d’années. Tout d’abord, lorsque les bâtisseurs chaldéens vinrent directement d’Eridu à Memphis - c’est-à-dire, en traduisant les mots des deux langages, de la “Bonne ville” à la “Bonne ville”, ou plutôt de la “ville du Bon Dieu” à une autre “ville du Bon Dieu” -, les pyramides étaient bâties en briques faites avec le limon du Nil et par gradins successifs comme les observatoires et “tours de Babel”, puis le nombre des terrasses qui aurait dû toujours se maintenir à sept, conformément à la tradition, augmenta graduellement en diminuant de saillie, tandis que la pierre remplaçait la brique. À la fin, toutes traces d’inégalités extérieures dans le tétraèdre pyramidal disparurent et la construction ne fut plus qu’un solide géométrique parfaitement régulier, aux surfaces polies. La mastaba, c’est-à-dire le tombeau royal, qui primitivement se dressait à part, sans pyramide qui l’enfermât, fut placée, dès les premiers temps des dynasties historiques, au milieu de l’emplacement que devait surmonter la masse énorme des pierres entassées.
Les rois soupçonneux auraient voulu à tout prix que leurs corps, ornés d’étoffes précieuses et de bijoux, fussent soustraits aux regards profanes ; ils cherchaient à satisfaire, d’un côté, à l’immensité de leur orgueil et, de l’autre, aux lois de la prudence. Les monuments funéraires devaient se montrer de fort loin par la puissance de leur masse, et des temples, des statues, des pylônes triomphants, des allées de sphynx ajoutaient à la gloire de leur tombe, mais il fallait que la dépouille divine fût si bien cachée dans l’intérieur des constructions que nul ne pût la découvrir pendant la succession des siècles. Le corps de Khéops, dans son étroit réduit de la Grande Pyramide, échappa en effet aux regards pendant des milliers d’années ; on ne le trouva qu’après la conquête de l’Égypte par les Arabes, sous le règne du calife Mammun, vers l’an 200 de l’hégire.
Après la construction de l’énorme tombeau qui contint la momie de Khéops et qui avait coûté tant de souffrances aux captifs des populations vaincues, de même qu’à la multitude lamentable des malheureux sujets, la décadence se produisit rapidement pour ce genre d’édifices.
Si les pyramides étaient des oeuvres d’origine étrangère, on comprend que la révolution architecturale se produisit chez les Pharaons thébains sous l’influence d’un sentiment d’hostilité contre des dynasties venues du dehors ; mais d’autres causes peuvent également expliquer l’abandon de cette architecture, par trop rudimentaire, des pyramides. Faire plus grand était pratiquement impossible, puisqu’il eût fallu y appliquer toutes les ressources de la nation au détriment des cultures et des industries : la nouvelle dynastie préféra adopter un autre style de monuments funéraires, et l’antique genre de constructions devint bientôt ce qu’il est encore aujourd’hui, un banal modèle de sépulture pour de vaniteux parvenus.
On a également émis l’idée que le changement de milieu fut la raison qui décida les souverains à changer la forme de leur tombeau. À Memphis et à Thèbes, la nature présente des aspects différents. Au lieu d’une simple berge rocheuse limitant le désert à l’ouest de la vallée du Nil et présentant une série de piédestaux à de colossales constructions, de hauts escarpements ravinés se  dressent au-dessus de l’étroite lisière des campagnes. Il n’y a pas de place pour l’érection de masses pyramidales, dont les arêtes se profileraient sans grandeur sur le fond gris des rochers voisins. Ce sont ces parois elles-mêmes qui, par leurs pentes irrégulières, remplacent les triangles géométriques des grands tombeaux du Nord. En y faisant déposer leur corps, les Pharaons de Thèbes pouvaient espérer les cacher plus sûrement : aucun ornement n’en signalait l’existence, et les ouvertures en étaient masquées prudemment par des amas de pierres ressemblant à des éboulis.”

Source : Gallica

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