mercredi 28 novembre 2018

Khéops "se plut à bâtir, plutôt qu'à rendre justice" (Luis del Marmol y Carvajal - XVIe s.)


extrait de L'Afrique de Marmol, de la traduction de Nicolas Perrot, sieur d'Ablancourt. Divisée en trois volumes, et enrichie des cartes géographiques de M. Sanson, géographe ordinaire du Roy, par Luis del Marmol y Carvajal (1520?-1600), chroniqueur espagnol ayant vécu de nombreuses années parmi les habitants morisques de l'ancien royaume maure de Grenade et dans les régions berbères de l'Afrique du Nord.
 
Pyramides du lac Moeris, par Fischer von Erlach, Johann Bernhard (1656-1723)
"Méris creusa le lac, appelé de son nom , et fit les deux pyramides qui étaient dedans ; et ce lac fut une des merveilles du monde, parce qu'il avait trois mille six cens stades de tour, qui est toute l'étendue de la côte de la mer Méditerranée le long de l'Égypte. 
Il s'étendait du Midi au Nord, et avait cinquante pas de profondeur. Au milieu étaient les pyramides, qui s'élevaient de cinquante pas au dessus de l'eau. Sur chaque pyramide était posé un géant de pierre, de sorte qu'elles avaient chacune cent pas de haut, ce qui avec la figure du géant, faisait un stade, lequel était alors de cent quarante-quatre palmes. L'eau du lac montrait bien qu'elle n'était pas de source, mais qu'elle venait du Nil, qui y entrait six mois, et était six autres à en sortir. 
Les pyramides furent sans doute bâties d'abord, et l'on y mit l'eau depuis, mais toute la terre qu'on tira en creusant ce lac, on la jeta au courant du fleuve, qui la répandait dans les lieux bas. (...)
(Rapsimite) eut pour successeur Chéope, qui se plut à bâtir, plutôt qu'à rendre justice ; et pour cela il fit fermer tous les temples, afin que les peuples travaillassent à ses bâtiments plutôt qu'au service des Idoles. On dit qu'il occupait un million d'hommes à tirer des pierres des monts d'Arabie, pour les passer à ceux d'Afrique, qui sont de l'autre côté, et qu'il les changeait de trois mois en trois mois.
Il employa ces pierres à élever une pyramide pour lui servir de sépulcre, qui fut encore un plus grand travail que le précédent. Il fit graver dessus des animaux, et fit de grandes voûtes sous les pyramides, où il dressa son tombeau, lequel il enferma de l'eau du Nil en forme d'île. Sa pyramide avait cinq stades de long, sur dix pas de large, mais au haut il n'y en avait pas plus de huit. Il bâtit une autre pyramide proche, était carrée et avait huit arpents de large et autant de haut, toute gravée de diverses sculptures. Elle était faite en forme de boules l'une sur l'autre, avec des degrés pour y monter. 

Il y avait une troisième pyramide, avec des inscriptions qui en déclaraient l'ordre, avec le nom du fondateur, et ce qu'elle avait coûté à construire, comme on avait dépensé seize cents talents en herbes et en oignons, pour la nourriture des ouvriers ; ce qui montre que le reste de la dépense montait à un prix infini : car trois cents mille hommes y travaillèrent dix ans durant, partagés en trois 'gros' (groupes ?), dont l'un servait à tirer les pierres, l'autre à les porter, et le dernier à les mettre en œuvre. 
Une fille de ce Prince fit une quatrième pyramide entre les trois précédentes. Elle était carrée, et chaque pan avait demi arpent de large ; le dehors était tout en croûte de jaspe de diverses couleurs, fort luisant et fort poli. Ce Prince régna cinquante ans, et mourut dans l'aversion de ses peuples, pour les avoir occupés toute sa vie à ses bâtiments. Il eut pour successeur son frère, qui dressa aussi une pyramide, moindre que les précédentes ; le Nil n'y entrait pas, mais il l'enfermait tout autour par le moyen d'un grand lac qu'on avait creusé, tout revêtu de marbre d'Éthiopie, avec un palais sur le bord, aussi haut que la pyramide. Ce Prince régna cinquante-six ans, et fut de même humeur que son frère, de sorte que les Égyptiens furent employés cent six ans à de vaines structures. On ferma les temples tout ce temps-là ; mais pour se venger de ces Rois, après leur mort, ils ne voulaient pas nommer leur nom, et attribuaient leur ouvrage à un autre.
Ce Prince mort, l'Empire arriva à un fils de Chéope, qui fit ouvrir les temples, et laissa les Égyptiens en la liberté de s'occuper à leurs affaires. Aussi fut-il fort estimé, outre qu'il était doux et libéral, et si amateur de la justice, qu'il satisfaisait la partie quand elle se plaignait de son jugement. Ses sujets sous son règne se reposèrent de leurs travaux, et s'adonnèrent aux délices, passant le temps en festins et réjouissances, et étant jour et nuit dans des jardins, et le long des lacs et autres lieux de plaisir. Celui-ci comme pour se moquer de ses prédécesseurs, fit bâtir une pyramide qui n'avait que vingt pieds de haut, dont la moitié était de marbre noir, grossièrement travaillé, et l'autre de marbre blanc fort poli. Quelques-uns attribuent cet ouvrage à une courtisane nommée Rodope ; mais celle-là était sous le règne d'Amasis, et servante de Jadmone, maître d'Ésope, à qui on l'enleva pour la mener en Égypte, où elle fut mise en liberté. Sa beauté lui acquit de grandes richesses, dont on dit qu'elle fit cette pyramide. 

À ce Prince succéda Assichin, qui défendit de prêter à interêt, si le débiteur ne donnait le corps de son père en gage au créancier et s'il ne le retirait pas dans le temps promis, il était privé de la sépulture, et ses descendants après lui. Il fit cela pour empêcher qu'on n'empruntât, et il n'y en avait qu'un seul d'une famille qui eut cette permission. Celui-ci éleva une pyramide de brique, avec cette inscription : Ne me compare point aux autres pyramides de pierre que je surpasse autant que Jupiter fait les autres Dieux, et je ne fus faite que de la terre qui s'attachait autour des battes dont on aplanissait le fond du lac."