mardi 5 octobre 2010

“Le plan de chaque pyramide était réglé d'ordinaire une fois pour toutes par l'architecte” (G. Maspero - XIXe-XXe s.)

Suite et fin de notre lecture de L’Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique. Les empires, de Gaston Maspero (1846-1916).
Après sa description de la pyramide de Khéops (voir ICI), puis de celles de Khéphren et Mykérinos (voir ICI), l’auteur se livre à des considérations plus générales sur la construction des pyramides : matériaux utilisés, plans des architectes, réactions du peuple égyptien (fascination et... vols !).
On remarquera plus particulièrement ce qu’affirme Maspero sur la progression du chantier de construction de chaque pyramide : les proportions, l’agencement et la hauteur du monument n’étaient pas aléatoires, en fonction de la durée de règne du souverain concerné : “ Une fois mise en train, l'exécution [du chantier] s'en poursuivait jusqu'à complet achèvement des travaux, sans se développer ni se restreindre, à moins d'accidents imprévus.”
Gaston Maspero (Wikimedia commons) 
“Du commencement de la IVe à la fin de la XIVe dynastie, pendant plus de quinze cents ans, la construction des Pyramides fut une opération d'état courante, prévue par l'administration, assurée par des services spéciaux. Non seulement les Pharaons s'en bâtissaient pour eux-mêmes, mais les princes et les princesses de leur famille s'érigeaient les leurs, chacun selon ses moyens : trois de ces mausolées secondaires sont rangés sur la face orientale de l'Horizon, trois sur la face méridionale de la Suprême, et partout, près d'Abousîr, à Saqqarah, à Dahshour, dans le Fayoum, la plupart des pyramides royales rallient autour d'elles un cortège plus ou moins nombreux de pyramides princières, souvent ruinées hors de toute figure et de toute proportion.
On apportait les matériaux de la montagne Arabique. L'éperon qui poussait droit vers le Nil jusqu'au village de Troiou n'est qu'un bloc de calcaire d'une finesse et d'une blancheur sans égales. Les Égyptiens l'attaquèrent dès les temps les plus anciens ; à force de le couper en tout sens, ils en ravalèrent la pointe au ras du sol sur une épaisseur de plusieurs centaines de mètres. L'aspect de ces carrières est aussi étonnant peut-être que celui des monuments qui en sortirent. L'extraction s'y pratiquait avec une habileté et avec une régularité qui dénotent une expérience séculaire. Les galeries épuisent les filons les plus fins et les plus blancs sans en rien laisser perdre, et les chambres sont d'une étendue presque effrayante ; on dressait les parois, on parachevait les piliers et le toit, on calibrait régulièrement les couloirs et les portes comme s'il se fût agi d'un temple souterrain et non d'une simple exploitation de matériaux. Des graffiti tracés rapidement aux encres noire et rouge conservaient le nom des ouvriers, des contremaitres ou des ingénieurs qui avaient travaillé là à des époques déterminées, des calculs de paye ou de rations, des épures de pièces intéressantes, chapiteaux ou fûts de colonne, qu'on dégrossissait sur place pour en alléger le poids. Çà et là de vraies stèles officielles, réservées en bonne place, rappelaient qu'après une longue interruption, tel ou tel souverain illustre avait recommencé l'excavation et ouvert des chambres nouvelles. (...)
La disposition intérieure [des pyramides], la longueur des couloirs, la hauteur, varient grandement : la moindre des pyramides n'atteint pas dix mètres. Comme on conçoit malaisément quels motifs déterminèrent les Pharaons à choisir des dimensions différentes, on a pensé que la masse de chacune d'elles s'accroissait en proportion directe du temps dépensé à la bâtir, c'est-à-dire de la durée de chaque règne. Dès qu'un prince s'asseyait sur le trône, il aurait commencé par s'ébaucher en hâte une pyramide assez vaste pour contenir les éléments essentiels du tombeau ; puis, d'année en année, on aurait ajouté des couches nouvelles au noyau primitif, jusqu'au jour où la mort du maître arrêtait à jamais la poussée du monument.(1)  Les faits ne justifient pas cette hypothèse : telle petite pyramide de Saqqarah appartient à un Pharaon qui régna trente ans (2), quand l'Horizon de Gizéh est l'œuvre de Khéops qui gouverna vingt-trois années seulement.
Le plan de chaque pyramide était réglé d'ordinaire une fois pour toutes par l'architecte, selon les instructions qu'il avait reçues et les ressources qu'on lui accordait. Une fois mise en train, l'exécution s'en poursuivait jusqu'à complet achèvement des travaux, sans se développer ni se restreindre, à moins d'accidents imprévus. Les pyramides devaient présenter les faces aux quatre points cardinaux, comme les mastabas ; mais, soit maladresse, soit négligence, la plupart ne sont pas orientées fort exactement, et plusieurs s'écartent sensiblement du nord vrai.
La grande pyramide de Saqqarah ne décrit pas à la base un carré parfait, mais un rectangle allongé de l'est à l'ouest : elle est à degrés, c'est-à-dire qu'elle se compose de six cubes à pans inclinés, d'inégale hauteur et en retraite l'un sur l'autre de deux mètres environ.
La plus haute des pyramides en pierre de Dahshour se penche de 54° 41' sur l'horizon à la partie inférieure, mais à mi-hauteur l'angle se resserre brusquement et se réduit à 42° 59' ; on dirait un mastaba surchargé d'une mansarde gigantesque.
Tous ces monuments avaient leur mur d'enceinte, leur chapelle, leur collège sacerdotal qui y célébra longtemps les offices sacramentels en l'honneur du prince défunt, leurs biens de mainmorte administrés par le chef des prêtres de double ; tous recevaient un nom, la Fraîche, la Belle, la Divine en ses places, qui leur conférait une personnalité et comme une âme vivante. Ils formaient à l'ouest du Mur-Blanc une longue chaîne dentelée, dont les extrémités se perdaient au sud comme au nord dans les lointains de l'horizon : Pharaon les apercevait des terrasses de son palais, du jardin de ses villas, de tous les points de la plaine où il promenait sa résidence, entre Héliopolis et Méidoum, comme un mémento constant du sort qui l'attendait en dépit de sa divinité.
Le peuple étonné et inspiré par leur nombre, par la diversité de leur taille et de leur apparence, racontait de la plupart d'entre elles des histoires où le surnaturel jouait un rôle prépondérant. Il savait évaluer à quelques onces près les monceaux d'or et d'argent, les bijoux, les pierres précieuses qui décoraient les momies royales ou qui encombraient les chambres funéraires ; il n'ignorait aucune des précautions que les architectes avaient prises pour mettre ces richesses à l'abri des voleurs, et ne doutait pas que la magie n'y eût joint la sauvegarde plus efficace des talismans et des génies. Il n'admettait pyramide si mesquine qu'elle n'abritât ses défenseurs mystérieux attachés à quelque amulette, le plus souvent une statue animée par le double du fondateur. Les Arabes d'aujourd'hui les connaissent encore et les craignent par tradition.
La grande pyramide recelait une image noire et blanche, assise sur un trône et munie du sceptre des rois : qui la regardait, « il entendoit de ce costé un bruit espouvantable, qui luy faisoit presque faillir le coeur, et celuy qui avoit entendu ce bruit, en mouroit ». Une idole de granit rose veillait sur la pyramide de Khéphrèn, debout, Le sceptre à la main et l'uraeus au front, « lequel serpent se jettoit sur ceux qui en approchoient, se rouloit autour de leur col et les faisoit mourir ». (3) Un sorcier avait armé ces protecteurs des Pharaons passés, mais un autre aussi puissant pouvait endormir leur vigilance ou annuler leur force, sinon pour toujours, au moins le temps nécessaire à dépister le trésor et à détrousser la momie. La cupidité des fellahs, surexcitée par les récits même qu'ils entendaient, l'emporta chez eux sur la terreur, et les encouragea à se risquer dans ces tombeaux si bien gardés : combien de pyramides étaient déjà vides au début du second empire thébain ! “

(1) C'est la théorie formulée par Lepsius (...) d'après ses recherches et les travaux d'Erbkam, adoptée et défendue encore par la plupart des Égyptologues (...). Elle a été fortement combattue par Perrot-Chipiez (...) et par Pétrie (...), puis elle a été reprise, avec des amendements, par Borchardt (...), dont les conclusions ont été adoptées par Ed. Meyer (...). Les sondages que j’ai eu l'occasion d'exercer dans les pyramides de Saqqarah, d'Abousîr, de Dahshour, de Rigah et de Lisht, m'ont montré qu'elle ne pouvait s'appliquer à aucun de ces monuments.
(2) Telle est la pyramide en calcaire blanc d’Ounas, dont les dimensions sont des plus exiguës.
(3) Les Merveilles de l'Égypte de Mourtadi, de la traduction de M. Pierre Vattier

Source : Gallica

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