samedi 20 mars 2010

"On aurait assez de peine à décider quelle a été l'intention (des rois d'Égypte) sur leurs pyramides" (Urbain Chevreau - XVIIe s.)

L'écrivain français Urbain Chevreau (1613-1701) a passé sa vie à voyager. Il fit notamment un long séjour à la cour de Suède où il fut secrétaire des commandements de la reine Christine.
Son Histoire du monde comporte huit volumes. Les extraits ci-dessous représentent une grande partie du chapitre VII du volume 6. Le texte fut revu et corrigé par l'abbé René Aubert de Vertot, qui y apporta des additions considérables. L'édition date de 1717.
Qu'il s'agisse d'Urbain Chevreau lui-même ou de son correcteur, l'auteur du texte semble avoir du mal à se dépêtrer des multiples sources auxquelles il se réfère : Hérodote, Pline, Diodore ou autres "On dit que...". Quelle fut la destination véritable des pyramides ? Quels furent leurs auteurs ? Les réponses sont loin d'être péremptoires. On notera toutefois une volonté de les "examiner en critique", la vérité étant "le premier objet de l'Histoire". Mais on le remarquera aisément : ce que l'on appellera plus tard l'égyptologie n'en est encore ici qu'à ses balbutiements.
Quant à savoir si Urbain Chevreau, tout grand voyageur qu'il était, a réellement vu de ses yeux les pyramides, l'histoire ne le dit pas...


Il y en avait en Égypte, un assez grand nombre [de pyramides]; le Prince de Radzivil en a compté jusques à dix-sept. Joseph Ben Astiphasi en a décrit deux, l'une bâtie par Schur fils de Schahvalvac avant le Déluge, l'autre par Hermès, qui est, dit-il, l'Henoch des Hébreux, lequel ayant prévu cette inondation universelle, mit dans cette pyramide ses livres, avec ce qu'il avait de plus précieux et de plus rare.
La matière en était de pierre polie ; la forme carrée ; son élévation, à la prendre en ligne perpendiculaire, était de trois cent dix-sept coudées. Chaque côté en avait quatre cent soixante ; elle était faite de telle manière par l'artifice de l'ouvrier que ni les vents, ni les tremblements de terre ne lui pouvaient nuire. On dit que ses portes sont sous des canaux dont chacun est long de vingt coudées ; que par chaque porte, on entre dans sept appartements qui ont leurs noms de ceux des planètes. Dans chacun, il y a une idole d'or, et une entre autres qui porte un livre sur son front, la main sur la bouche, qu'elle ouvre dès le moment que l'on s'en approche, dans laquelle on a trouvé une clef qui était attachée à une chaîne.
Ceux de Sabée croient qu'Agathemon, qui est Seth, fut enseveli dans l'une de ces pyramides ; dans l'autre, Hermès : c'est à peu près ce qu'en rapporte le Père Kircher, qui compte les coudées d'Égypte pour deux pieds. Mais il n'en faut pas aussi davantage pour faire connaître que la relation n'est pas historique, si la vérité est le premier objet de l'Histoire.
Je vais passer toutes les autres pyramides, pour venir à celles dont quelques Grecs et quelques Latins nous ont laissé la description.


Hérodote dit que Cheopes donna de l'occupation à tous ses sujets en leur faisant creuser la montagne d'Arabie ; traîner de là jusqu'au Nil toute la pierre qu'ils en tireraient, et en ordonnant aux autres, quand cette pierre serait portée de l'autre côté de la rivière, de la conduire jusqu'à la montagne de Lybie. Cent mille hommes furent employés à cet exercice ; l'on les changeait tous de trois mois en trois mois. Le peuple qui souffrit de ce travail dix années entières n'eut pas le temps de se reposer parce qu'il fallut dix autres années pour le bâtiment de la pyramide dont Cheopes s'était proposé de venir à bout.
Les pierres qui avaient au moins la longueur de trente pas, en étaient taillées et jointes ensemble admirablement. L'on y avait gravé divers hiéroglyphes. On y voyait même ce que les ouvriers avaient dépensé en ail, en oignons, en raves ; ce qui montait à seize cents talents, ou neuf cent soixante mille écus. Pline a enchéri sur les cent mille hommes d'Hérodote, parce qu'il en a compté jusqu'à trois cent soixante-six mille ; il fait encore monter la dépense en ail, en raves et en oignons à dix-huit cents talents, qui font un million et quatre-vingt mille écus de notre monnaie.
Hérodote ajoute que Cheopes, n'ayant plus d'argent, fut réduit à prostituer sa fille dans une maison, pour en tirer tout ce qu'il pourrait. La princesse ne se contenta pas d'exécuter l'ordre de son père, mais ayant prié tous ceux généralement qui l'allèrent voir de lui donner une pierre, elle en fit bâtir pour sa gloire particulière, une pyramide d'un demi plethre, ou comme Vigenere l'a traduit, de cent cinquante pieds de face de chaque côté. Si cela est, il faut avouer qu'il y a des vérités peu vraisemblables ; l'honnêteté ne me permet pas d'examiner en critique ce vilain article.
(…) Cephrenes, frère de Cheopes, fit faire de pierres d'Éthiopie, de couleurs diverses, la deuxième pyramide, dont chaque face est de sept cent trente-sept pieds selon Pline, ou de six cent vingt-cinq selon Diodore. Belon dit qu'elle est rehaussée de ciment par le dehors ; que le faîte en est pointu et qu'un homme aurait de la peine à s'y tenir.
La troisième pyramide, de pierres d'Éthiopie jusqu'à la moitié, ou à la hauteur de vingt-deux pieds, selon Diodore, a été bâtie par Mycerin, que quelques-uns nomment Osorchon Hercule, et Mencherin qui avait succédé à Cephrenes nommé Chabriis par quelques autres. Elle est moindre de vingt pieds de chaque côté que celle de Cheopes, et n'a que trois plethres, selon Hérodote, dont le Commentateur a fait six cents pieds. Pline lui en donne trois cent soixante-trois, à chaque face. Quelques Grecs ont cru que la courtisane Rhodope la fit bâtir des sommes immenses que lui valurent toutes les faveurs qu'elle accorda. Cette opinion est sans fondement, selon Hérodote, qui dit que cette belle et fameuse esclave vivait sous le règne d'Amasis qui régna longtemps après Mycerin.
Belon témoigne qu'elle est d'une pierre d'Éthiopie, ou d'un marbre nommé basalten, qui a la dureté de l'acier ; que toutes les pierres en sont jointes avec du fer et du plomb ; qu'en toute sa masse, on ne trouve pas la moindre ouverture, et qu'elle est aussi entière que si elle venait d'être faite.
Diodore veut que la plus grande pyramide ait été bâtie par Armais ; la deuxième, par Amasis ; la troisième, par Masus. D'autres croient que cette dernière a été faite pour le sépulcre de Rodope, aux frais communs de plusieurs princes qui l'avaient aimée. Il y en a même qui en ont donné tout l'honneur à Nitocris, qui régna douze ans selon Manethon, ou vingt-quatre selon Eusèbe. Nitocris n'est autre chose que Minerve victorieuse de Neith et Cahr, sur quoi l'on pourra voir le Phaleg de notre savant Samuel Bochart.
(…) Les trois principales (pyramides) sont éloignées de trois lieues du Caire. La plus grande a huit cents degrés de grosses pierres dont l'épaisseur fait la hauteur du degré, de quelque deux pieds et demi. Elle a de hauteur cinq cent-vingt pieds ; et de largeur, six cent quatre-vingt-deux en carré. À l'un des angles, entre l'Orient et le Septentrion, environ au milieu de la pyramide, on trouve une chambre qui est carrée ; au haut de la pyramide, une plate-forme, qui a seize pieds deux tiers en carré, quoique du bas elle soit prise pour une pointe.
La porte de la pyramide, posée au seizième degré en montant, n'est pas tout-à-fait dans le milieu, parce que dans la carrure d'en bas, il y a vers l'Orient trois cent dix pieds, qui étant tirés de six cent quatre vingt-deux, en laissent trois cent soixante et douze vers le Couchant, de manière que ce côté a soixante-deux pieds plus que l'autre.
(…) Mais si la Relation d'Égypte qu'on a imprimée depuis quelque temps est fort exacte, les Anciens et les Modernes se sont trompés d'une étrange sorte, parce que l'auteur de cette Relation assure que la grande pyramide n'est qu'un rocher à qui l'on a donné la figure d'une pyramide, et qu'en dehors, on a revêtu de pierres massives. Cet Allemand qui est de l'Ordre de saint Dominique témoigne encore qu'aucune de ces pyramides n'est bien carrée ; qu'elles ont deux côtés plus longs que les autres, et que les flancs n'en sont point égaux, puisque l'endroit qui est au Septentrion a plus de largeur que n'en a celui qui est de l'Orient au Couchant.
Au reste, on aurait assez de peine à décider quelle a été l'intention de ces rois sur leurs pyramides. Les uns veulent qu'elles aient été consacrées aux Dieux. Les autres soutiennent qu'elles ont été bâties par Joseph, fils du Patriarche Jacob, pour y serrer du froment. Pierius Valerianus dit que ceux du pays les nomment encore les greniers de Pharaon. C'est à quoi Henri Salmuth n'a pu souscrire dans ses remarques sur Pancirole, parce que la fertilité prédite à Pharaon par Joseph ne dura que sept ans ; qu'il en fallut vingt pour les préparatifs et pour le bâtiment de la première pyramide, et que les trois ne furent bâties qu'en soixante et dix ans et quatre mois. Léon Allazzi remarque fort bien qu'en cela, il n'y a nulle contradiction : que Joseph put bien conseiller à Pharaon de faire bâtir une pyramide pour y conserver le blé et pour s'en servir dans la disette ; que la pyramide ne fut pas peut-être portée si haut que les rois suivants purent l'achever et en bâtir d'autres pour le même usage.


Il est pourtant vrai qu'il y en a une qui a été nommée par ceux du pays Haram Jusef ; c'est la même qu'on nomme aujourd'hui Haram Ilahun, du village dont elle est proche, éloigné de deux journées de chemin du Caire. Cependant je ne saurais me persuader que, pour conserver du blé, on ait eu recours à tant de pierres ; que pour tirer de la dernière nécessité un nombre incroyable d'ouvriers, on se soit avisé de les charger d'un travail plus insupportable que la misère ; que pour se défendre de la disette, on ait entrepris des bâtiments qui réduisaient à la pauvreté les rois et le peuple. De la manière que ces pyramides sont bâties, il n'est pas possible qu'on ait voulu faire de simples greniers.
Elles furent élevées, selon Diodore, pour la sépulture des rois d'Égypte ; et selon Pline, ou pour empêcher que le peuple ne fût oisif, ou que ceux qui pouvaient prétendre à la couronne ne se hasardassent de l'usurper, dans l'espérance de posséder toutes les richesses qu'on y enfermait. Aristote a cru que les rois n'ont été portés à cette dépense prodigieuse que pour affermir leur tyrannie, en rendant pauvres tous leurs sujets, qui étant épuisés d'argent et accablés d'un travail continuel, étaient hors d'état de se révolter.
Les autres ont dit que ces pyramides étaient une marque de la vanité des rois d'Égypte, et que ce n'a jamais été par leur étendue, ni par leur hauteur, ni par le marbre qu'on les a mises entre les sept Merveilles du Monde, mais pour les ouvrages qui sont au bas et qui ont été couverts par le sable. Ces pyramides ne sont en effet que de grands monceaux de pierres, où l'on ne trouve ni ornements, ni variété d'architecture, qui ne sont admirables que par leur grandeur, comme l'a remarqué Figuéroa dans la Relation de son ambassade en Perse, quoique Belon et d'autres auteurs aient été persuadés qu'on aurait tort de leur comparer tout ce qu'il y eut de plus merveilleux dans l'ancienne Rome.

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