mardi 30 mars 2010

Les "fameuses pyramides", selon Benoît de Maillet - 3e partie

Seconde partie de la sixième Lettre de Benoît de Maillet, publiée dans sa Description de l'Égypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays, sur ses monuments anciens, sur les mœurs, les coutumes et la religion des habitants, sur le gouvernement et le commerce, sur les animaux, les arbres, les plantes, etc., composée sur les Mémoires de M. de Maillet, ancien Consul de France au Caire, 1735.
Cette Lettre, je le rappelle, est entièrement consacrée à une description des "fameuses pyramides d'Égypte, en particulier de la plus grande, de son intérieur et des secrets qu'elle renferme".
Mais avant d'en arriver à la Grande Pyramide proprement dite (objet d'une prochaine note sur ce blog), l'auteur s'attarde sur le site environnant pour y examiner, "du côté du Levant", la chaussée qui fut utilisée pour le transport des blocs de pierre, puis sur le Sphinx qui a droit a une revue de détail. La deuxième et la troisième pyramides ne font l'objet, quant à elles, que de considérations générales.
On ne manquera pas de noter certaines interprétations auxquelles se livre Benoît de Maillet et qui sont marquées par les connaissances de l'époque, avec leurs limites (deuxième et troisième pyramides n'ayant pas encore été ouvertes). Par exemple : le Sphinx autrefois couvert par un temple ; le sommet de la seconde pyramide conçu comme plate-forme pour recevoir une statue représentant le pharaon (cette remarque pouvant d'ailleurs être appliquée aux autres pyramides)...
Quoi qu'il en soit de la justesse de ces interprétations, à la lumière de nos critères d'appréciation actuels, il faut surtout relever le souci manifeste de l'auteur de mener le plus consciencieusement possible son enquête sur le terrain, en examinant chaque coin et recoin du site visité, en s'éclairant également d'avis d'auteurs anciens, notamment arabes, avec les risques, peut-on ajouter aujourd'hui, de telles références. Mais au vu des techniques d'observation pratiquées par Benoît de Maillet, on peut se dire que, dans le sillage de John Greaves qui découvrit les pyramides un siècle auparavant, l'égyptologie scientifique est déjà en marche.

"Il y a plusieurs pyramides en Égypte ; mais les plus belles, les plus entières, les plus grandes sont celles qu'on rencontre presque vis-à-vis, et à l'est (*) de ce que nous appelons le vieux Caire, et à deux ou trois lieues de distance de cette ancienne ville. Ce sont les plus septentrionales de toutes celles qui existent aujourd'hui en Égypte, et les plus voisines du Delta, dont elles ne sont éloignées que de cinq lieues. Elles sont situées sur la rive gauche du Nil, et assises sur le penchant d'une colline de pierre solide, qui par une pente assez douce s'élève à une hauteur très considérable ; c'est-à-dire que ces montagnes, dont j'ai parlé ailleurs, qui bornent le Nil au Couchant, et séparent l'Égypte de la Libye, s'abaissent en cet endroit par l'espace d'une grande lieue, et que sur l'extrémité de cette pente, à la hauteur d'environ deux cent cinquante pieds que le Nil arrose de ses eaux, s'élèvent les pyramides sur un terrain qui a été aplani à la pointe du marteau, et que l'art des hommes a rendu parallèle à l'horizon.
C'est ce qui se remarque principalement à la seconde des deux grandes pyramides, autour de laquelle du côté de l'Ouest et du Nord paraît un fossé taillé dans le roc de trente à trente-cinq pieds de hauteur. C'est l'endroit par où le terrain s'élève vers la montagne. Il n'en est pas de même du côté de l'Est et du Sud, qui regarde le Nil et la plaine. On n'y découvre aucune élévation. Au contraire, le terrain y va naturellement en baissant.
Les pyramides ne sont pas éloignées de la plaine. Celle qui des trois en est la plus voisine n'est pas dans une moindre élévation que les deux autres. Elle s'avance considérablement vers la colline, qui est fort escarpée du côté du Nord et du Delta. C'est par cet endroit qu'on l'aborde ordinairement. À peine peut-on y grimper contre la raideur de la pente, qui se trouve couverte de sable, de petits morceaux de pierre, de marbre et de tout ce qui a entré dans la construction de la pyramide.


Le terrain s'étend davantage du côté du Levant, et à son extrémité on remarque encore une élévation de grosses pierres, qui par une pente insensible unissait autrefois à la plaine ce monticule escarpé aussi dans cet endroit. C'était sans doute par cette digue, par cette chaussée, ou, si on l'aime mieux, par ce chemin, qu'on abordait autrefois à la pyramide. Il y a beaucoup d'apparence qu'elle servait encore à la conduite des pierres et des marbres nécessaires à la construction de cet édifice. Ces matériaux étant apportés jusqu'au pied par un canal du Nil, ne pouvaient à cause de leur grosseur prodigieuse être conduits jusque-là que par une route égale et solide comme celle- ci. Cette chaussée ne paraît cependant pas aujourd'hui absolument droite. Elle se recourbe du milieu vers le Nord ; mais je suis persuadé qu'elle se recourbait de même vers le Sud ; c'est-à dire qu'elle était beaucoup plus large par celle de ses extrémités qui aboutissait au Nil que par celle qui était jointe à la hauteur de la colline.
L'utilité et la commodité le demandaient ainsi, puisque c'était en cet endroit qu'on déchargeait les matériaux étrangers destinés à la construction de la pyramide, d'où on les conduisait ensuite insensiblement sur l'élévation par un chemin qui ne demandait plus la même largeur. Si on ne découvre plus aujourd'hui vers le Sud de vestiges de cette chaussée, comme il en reste encore vers le Nord, c'est que les eaux du Nil, qui abordent la chaussée par cet endroit, l'ont plus usée en se brisant contre elle, et ont par une raison contraire épargné le côté opposé, que celui-ci mettait à l'abri. C'est ce qui pourrait se vérifier en creusant la terre, pour découvrir les fondements de cette digue ; mais ces recherches sont sans doute réservées à des temps et à des règnes différents de celui-ci.
J'ai lu dans un auteur arabe un fait qui me paraît assez vraisemblable : c'est que cette chaussée était pavée de marbre granité. Il ajoute que des colonnes du même marbre élevées des deux côtés de la chaussée soutenaient une voûte qui mettait à couvert des ardeurs du soleil ceux qui partaient de l'extrémité de ce superbe portique pour venir visiter la pyramide, et le temple dont je parlerai dans la suite. Des deux autres pyramides tirant vers la plaine, le terrain, ou plutôt la roche baisse d'elle-même insensiblement.


Vis-à-vis de la seconde pyramide, et précisément à l'Orient est ce Sphinx si fameux dont toutes les relations ont parlé. Il est éloigné de trois cents pas au moins de la pyramide, et de là on peut en compter deux cents jusqu'à l'endroit que le Nil vient baigner dans sa hauteur. C'est une tête de femme entée sur un corps de lion couché sur son ventre. Cette tête serait encore probablement en son entier si les Mahométans ne l'avaient point défigurée. On lui a cassé le nez. Le corps a été gâté par la longueur des ans ; on en voit seulement aujourd'hui la figure, dont le bas est enseveli sous les sables. C'est une tête prodigieuse qui a plus de trente-cinq pieds de tour sur un corps de plus de trente pas de longueur. Comme plusieurs auteurs ont parlé de ce colosse, je me contenterai d'ajouter à ce qu'ils en ont dit, que quoique cette tête soit creusée par-dessus, il n'y a cependant de cette capacité aucune correspondance à la bouche, ni à aucun autre endroit de l'intérieur de cette figure par où on ait pu la faire parler, comme quelques-uns l'ont prétendu. J'ajouterai que cette cavité a très peu de profondeur, et que bien loin de correspondre à l'intérieur de la première pyramide, comme on se l'est faussement imaginé, il serait beaucoup plus naturel de croire, s'il était vrai que ce canal prétendu eût en effet quelque réalité, qu'il conduirait au-dedans de la seconde à laquelle il correspond si parfaitement par sa position.
Cette idole peut avoir eu plusieurs destinations. Peut-être n'a-t-on prétendu la faire servir qu'à donner de l'admiration par sa grandeur étonnante. Elle peut avoir été ménagée dans la montagne de pierres que l'on aplanissait comme une preuve de ce qui en avait été enlevé, de la même manière qu'on laisse aujourd'hui des signaux dans un terrain que l'on met à l'uni. On peut encore s'être servi d'une disposition favorable des lieux pour tailler dans ce roc une figure qui surprît la postérité.

(Wikimedia commons)
Quelques-uns disent que ce fut un talisman, d'autres une idole que l'on adorait. Ce qu'il y a de plus vraisemblable, c'est que cette union de la tête d'une fille avec un corps de lion, si commune et si ordinaire dans les représentations fréquentes qu'on en rencontre en Égypte, était un symbole de ce qui se passe dans ce pays sous les signes de la Vierge et du Lion. C'est en effet dans la saison que le Soleil les parcourt que le Nil se déborde et rend par son inondation l'Égypte fertile et habitable. Les rois d'Égypte ne croyaient pas pouvoir mieux témoigner leur reconnaissance au Soleil qu'ils révéraient comme l'auteur de leur félicité, que de lui consacrer cette figure mystérieuse.
Plusieurs ont prétendu que le Sphinx des pyramides, ou du moins la tête de ce prodigieux colosse, était composée de plusieurs pierres placées et bien cimentées les unes sur les autres. Ce qui leur a pu faire naître cette idée, c'est qu'en trois ou quatre endroits de cette masse, on remarque en effet des veines qui tournent autour de la tête d'une manière presque horizontale, et que ces veines semblent renfermer une espèce de mastic d'une couleur différente de la pierre. Pour moi, qui ai examiné ces veines avec attention, je suis intimement persuadé qu'elles sont naturelles à la pierre. Quand on ne pourrait pas s'en convaincre en les approfondissant, quand on ne rencontrerait pas dans ces veines des inégalités parlantes, quand elles ne seraient pas de biais en plusieurs endroits, il suffirait, pour ne plus douter de la vérité, de jeter les yeux sur quelques petites pyramides peu éloignées de cette figure et posées sur des plateformes du même rocher. On y découvre de pareilles veines ; ce qui prouve manifestement que celles qu'on remarque dans la tête du Sphinx, comme celles-ci, ne sont formées que par divers lits de pierres, qui sont propres à ce terrain. Je crois au reste que cette idole était autrefois couverte par un temple. La preuve que j'en ai, c'est que la tête de cette figure est encore aujourd'hui aussi entière dans tous les endroits, où elle n'a point été violentée par la main des hommes, que si elle sortait de dessous le ciseau. La peinture rougeâtre, dont elle avait été couverte, y subsiste encore. On remarque d'ailleurs autour de ce colosse une espèce de circuit que les sables, sous lesquels il est enseveli, tiennent plus élevé que le reste ; et je ne doute pas qu'il ne cache les fondements et les débris de cet édifice qui servait de temple à l'idole.
En remontant du Sphinx vers la seconde des grandes pyramides, au devant de laquelle, et précisément au milieu, le colosse se trouve placé du côté de l'Est, on découvre encore à quatre pas de la pyramide les restes d'un autre temple qui en occupait presque toute la face. Je suis surpris qu'aucun voyageur, que je sache, n'ait parlé de ce monument dont dans plusieurs milliers d'années la destination ne sera pas encore douteuse.
On en trouve un pareil en face de la troisième pyramide, et à même distance. Celui-ci est encore plus entier que le premier. Il est tourné de même du côté du Levant, mais il a ceci de particulier qu'à commencer de son portique, ou de son entrée, il est accompagné d'une chaussée, ou chemin en droite ligne, qui sans doute s'étendait autrefois d'une pente insensible jusqu'au bord de la plaine par un espace de mille ou douze cents pas. Il en reste encore environ trois cents. C'était par là qu'on abordait le temple. Il est à peu près de figure carrée. On trouve dans son intérieur quatre piliers, qui sans doute soutenaient une voûte, dont l'autel de l'idole était couvert, et on tournait autour de ces piliers comme par une espèce de collatéral. Les pierres, dont ces temples étaient bâtis, sont prodigieuses, et ce n'est qu'à leur grosseur énorme que nous sommes redevables de ce qui nous en reste aujourd'hui. Ces pierres étaient revêtues de marbre granité. J'en ai trouvé encore quelques morceaux entiers, qui y étaient collés par des mastics. Je ne doute point que l'extérieur du temple ne fût également revêtu de ce marbre, comme le dedans. Aussi aurait-il été ridicule qu'un édifice élevé au devant d'une pyramide, qui était elle-même toute revêtue de ce même marbre, ne fût bâti que de pierres assez inégales, et cachât par l'élévation d'une matière commune, et par un extérieur imparfait, une partie de la magnificence du tombeau dont il était accompagné.


Je parle de la troisième pyramide, c'est-à-dire de celle dont on attribue particulièrement la construction à cette fameuse beauté qui, comme je l'ai dit d'abord, mettait ses faveurs à un prix si extraordinaire. On peut dire que les quartiers de marbre dont elle fut revêtue étaient d'une grosseur prodigieuse. C'est ce qui se voit par quelques-unes de ces pierres qui subsistent encore en leur entier, soit dans les débris qu'on trouve au pied de cet édifice, soit même dans leur première situation, c'est-à-dire aux mêmes endroits où elles avaient d'abord été placées dans le revêtissement de la pyramide. Il est aisé de juger par l'état des débris qu'on trouve au pied, et même par certaines pierres dont une partie est restée attachée au corps de cet édifice, tandis que l'autre en a été enlevée, que cette pyramide n'a été déshonorée et dépouillée de son revêtissement que par violence, et non par la longueur des ans. On a voulu profiter du marbre, dont tout son extérieur était couvert ; et parce que les pierres en étaient trop grosses pour être enlevées, et trop dures pour être séparées par la scie, ou par quelque antre art, on a cherché à les briser, à les fendre, et à les éclater par le moyen des coins de fer. Il ne faut que des yeux pour se convaincre de cette vérité.
À l'égard de la seconde pyramide, autour de laquelle règne ce fossé taillé dans le roc, dont j'ai parlé d'abord, elle n'était certainement couverte que de pierres dures. Sa cime en est encore toute revêtue. Le reste a été vraisemblablement arraché, et l'on n'a épargné les dernières pierres que par la difficulté et le danger qu'il y avait à vouloir les séparer d'un lieu si élevé et si escarpé. Aussi n'est-il pas peu difficile de monter jusque sur la pointe de cette pyramide, parce que son revêtissement subsistant encore vers le sommet à la hauteur de cent pieds, ou environ, on ne pourrait sans un péril éminent risquer de passer sur ces pierres unies et glissantes. Plusieurs Grands du pays y ont souvent envoyé des Arabes, et en ont fait rouler des pierres, pour satisfaire leur curiosité. Aussi est-il aisé de s'apercevoir que la cime n'est pas entière.
Cette pyramide, non plus que la première dont je viens de parler, n'a point encore été ouverte. Il est même probable qu'elles ne le seront jamais que par l'ordre de quelque grand Prince, dont les trésors puissent fournir aux dépenses nécessaires pour l'exécution d'un semblable dessein. Peut-être aussi ne sera-t-il pas possible de les ouvrir sans les démolir absolument. En effet, comment réussir aujourd'hui, principalement sur la première, sans une connaissance parfaite des secrets qu'elle renferme, et qui vraisemblablement resteront toujours ignorés ?
Ce qu'on peut assurer, c'est que le tombeau principal se trouve toujours au milieu de la pyramide. C'est ce qui se reconnaît par la Grande Pyramide que l'on a ouverte proche de la plaine des Momies, dont je parlerai dans la suite, par celle dont j'entreprends de donner ici la description, et par quelques autres plus petites qui de même ont été forcées. On sait encore que dans toutes celles qui ont été ouvertes, l'entrée est tournée vers le Nord. Il est donc probable qu'on trouverait aussi du même côté l'entrée de toutes les autres. Cependant, avec ces faibles lumières, combien d'autres connaissances ne seraient pas nécessaires pour exécuter le dessein de pénétrer dans leur intérieur ! Que de dépenses ! Que de confiance ne faudrait-il pas pour y réussir ! On en jugera par ce que je dirai dans la suite de cette lettre. J'ai lu dans un historien arabe au sujet de cette seconde pyramide une particularité que je ne crois pas devoir omettre. Il dit qu'à son sommet on avait élevé une statue d'or de la hauteur de quarante coudées, représentant le Prince dont le corps reposait dans ce monument. Il ajoute que de la montagne du Mokatam, qui en est à trois lieues de distance du côté de l'Est, on pouvait distinguer les traits du visage de cette figure. On pensera de cette tradition tout ce que l'on voudra. Pour moi, je crois très vraisemblable qu'au sommet de cette pyramide on eût élevé une statue de marbre granité de la proportion dont parle l'auteur arabe, puisque l'on trouve encore en Égypte plusieurs colosses du même marbre, et d'une hauteur approchante. Cette statue pouvait être dorée, comme celle de la Place des Victoires à Paris. Rien n'était aussi plus propre à terminer d'une manière convenable ces hautes et superbes pyramides, que la représentation des princes dont les corps y étaient enfermés. Il est certain que ces statues devaient produire un très bel effet, surtout en supposant qu'elles étaient dorées. Quoi qu'il en soit, il n'en subsiste plus aucune de nos jours, parce que plus exposées à l'air et aux injures du temps que le corps de la pyramide, elles ont été consumées à leur extérieur beaucoup plus vite que les parties inférieures. Il est vraisemblable d'ailleurs que la religion mahométane, ennemie de toute figure, s'étant introduite en Égypte avec les princes arabes, qui firent la conquête de ce beau Royaume, et s'y étant maintenue depuis plus de mille ans, toutes les statues qui terminaient ces admirables monuments ont eu le même sort que beaucoup d'autres. Elles ont été brisées, renversées et déshonorées à coups de masses, et sont devenues la victime de l'ignorance, de la superstition et de l'avarice de ces barbares."

(*) Erreur : il faut lire : "à l'ouest"
Voir également
- deuxième partie

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