Exposition universelle de 1867 (Wikimedia commons)
Séquence émotion !
Le texte qui suit servit de présentation du Pavillon égyptien lors de l'Exposition universelle de 1867 à Paris. Il est l'œuvre du commissaire général de "l'Exposition vice-royale d'Égypte" : Charles Edmond Chojecki (1822- 1899).
Edmund Franciszek Maurycy Chojecki ou Karol Edmund Chojecki, dit Charles Edmond, était un écrivain et journaliste polonais. Défenseur de la cause de son pays d'origine, il dut s'exiler en France pour échapper au diktat des autorités russes. Il voyagea en Égypte, où il rencontra Flaubert. Il fut nommé, par le prince Napoléon, bibliothécaire au ministère de l'Algérie, puis au Sénat.
Son texte est plus l'œuvre d'un romancier, passionné d'égyptologie, certes, mais apparemment plus soucieux de transmettre un "message", à l'aide d'une écriture particulièrement bien léchée, que de dresser le bilan des connaissances archéologiques de son époque. Ce n'est presque que de façon anecdotique que mention est faite du processus de construction des pyramides, "par des enveloppements superposés". De même, l'allusion à certaine "pierre de Chéops" (selon l'appellation de Mariette) reste quelque peu obscure et ne lève pas le voile sur les interrogations qu'on est en droit de se poser.
Bref, ce ne sera pas faire injure à Charles Edmond Chojecki que de reconnaître en lui plus un égyptologue de bibliothèque ou de salon que de terrain. Il n'empêche que ses envolées lyriques ne manquent pas d'allure, voire de densité, et l'on peut à juste titre supposer qu'elles firent leur effet sur les visiteurs de l'Exposition universelle.
Pavillon égyptien, à l'Exposition universelle de 1867
Illustration extraite du site www.expositions-universelles.fr
Merci à Sylvain Ageorges pour son aimable autorisation.
Merci à Sylvain Ageorges pour son aimable autorisation.
"Le premier souci de l'Égyptien en quête d'un tombeau, c'est de le mettre à l'abri de l'eau. Dans le Delta, où l'inondation du Nil est à craindre, on ensevelissait, soit dans l'épaisseur des murs des villes et des temples, quand les murs étaient en briques crues, soit dans des tertres artificiels ou naturels, élevés au milieu des plaines. Dans la moyenne et la haute Égypte, on mettait à contribution, pour les sépultures, le roc des chaines lybique et arabique, et on y creusait le réduit funéraire. M. Mariette, en fouillant les assises d'un temple, rencontre souvent de véritables entassements de figurines et de statues, sans doute disposées là en souvenir de l'usage qui taisait confier les morts aux murailles mêmes.
Le tertre semble être l'origine de la pyramide. Pirama veut dire hauteur en langue copte. Tous les peuples, du reste et de tout temps, élèvent volontiers une montagne artificielle sur la dépouille d'un mort célèbre. Tantôt ce n'est qu'un amas de terre, le tumulus ; tantôt la terre est mêlée de quelque maçonnerie grossière, ou bien encore l'ouvrage est tout en pierre ; une image en pierre d'une colline, d'une hauteur : pirama. Qu'on se souvienne des tertres coniques de l'Écosse, des vallées scandinaves, de la plaine de Troie ou des rives de l'Olno, des tombeaux des rois lydiens, des topas de l'Inde. Les tombes étrusques sont pyramidales, ainsi que celles du Mexique, et il s'en rencontre aussi en Chine de même forme.
(...) Tombeaux et maisons, villes grouillantes et nécropoles, la stérilité morne du désert et les plantations grasses du Nil, ce contraste de vie et de mort est partout en Égypte, dans l'ensemble et le détail. La grande pyramide surtout, en regard du grand sphinx, en résume l'impression avec force.
Une montagne aride sur sa base carrée, qui s'incruste dans le roc, avec ses quatre flancs en granit poli, lisse, où pas une goutte de vie ne saurait se prendre ; avec ses quatre arêtes orientées où les vents cardinaux, semblables aux souffles de la destinée, viennent se briser ; avec le poème à jamais fixé des inscriptions hiéroglyphiques ; avec la grande ombre de la masse entière, qui se projette au loin, du matin au soir, comme l'ombre même du passé sur le présent. Au dedans, un abîme étroit qui se perd dans les entrailles de la terre, d'inaccessibles réduits, et enfin, tout au cœur de l'édifice, l'inviolable sanctuaire, hélas ! violé, de la mort elle-même. Magnifique symbole, et grand, et noble et simple ! Jamais l'homme n'a été si éloquent en si peu de lignes. Des philosophes de notre temps sont en quête d'une philosophie de la mort ; qu'ils aillent se pénétrer du sens profond caché dans les pyramides.
Les proportions du monument sont prodigieuses. Il est deux fois haut comme Notre-Dame. Saint-Pierre de Rome disparaîtrait dessous comme une muscade sous le cornet d'un escamoteur. Il pourrait fournir les matériaux d'un mur de six pieds de haut qui aurait mille lieues de long et ferait le tour de la France ; mais on n'en est pas choqué comme de certains autres amoncellements de pierre à sublimes prétentions. On n'en est pas même étonné. On n'est que satisfait, comme si le merveilleux édifice faisait son devoir purement et simplement. Aussi bien n'a-t-il pas été mis là pour étonner, pour faire la grosse voix, pour être une cymbale retentissante, un airain sonore. Il est trop plein de substance religieuse, de pensées profondes et de grand art, pour ressembler aux sermons boursouflés, vides et intéressés d'un sacerdoce en décadence.
Le sphinx repose aussi sur le roc, mais tout autour l'eau du Nil le baigne et le caresse. On avait amené le Nil à ses pieds. L'eau tout de suite fait penser à la vie. On l'a donc voulu, lui, l'emblème de la vie, accroupi dans les mille bruits de l'eau, comme on a voulu la pyramide assise au seuil du désert et de son silence funèbre. Et il n'est pas une figure faite de lignes géométriques, élémentaires, abstraites, mortes ; il est une figure de lion à tête d'homme : une âme humaine dans un corps de lion, le courage intrépide et sûr du lion au service d'un homme. La pyramide encore est une montagne artificielle, apportée sur place de main d'homme, pierre à pierre ; au contraire, le sphinx est une montagne naturelle, dans laquelle on a déblayé, fouillé ses formes colossales. Il a quatre-vingt-dix pieds de long, soixante-quatorze de haut, et, du menton au sommet de la tête, vingt-six pieds. Comme elle est attentive, cette tête ! comme elle écoute ! comme elle regarde ! Quelle expression de vie ! Elle regarde l'orient, de ses deux yeux profonds, énormes, fixes. Son sourire est gracieux, et tout son visage est plein d'une grande sérénité, d'une grande douceur. L'ensemble est monstrueux ? Non, mais singulièrement majestueux. Il y a de la grâce, il y a de la beauté dans ce fragment de montagne taillé en figure humaine. Les artistes qui en ont sculpté la masse avaient le souffle assez puissant pour l'animer tout entière. Comme la pyramide elle-même, le sphinx, en vérité, n'est pas trop grand pour l'idée qu'il exprime : l'Égypte vivante, accroupie sur le Nil, gracieuse, souriante, épanouie, heureuse, une oasis dans les sables; la vie à côté de la mort !
La grande pyramide servait de tombeau au Pharaon Chéops, et le sphinx est le portrait d'un Pharaon, non point de Thoutmosis IV, comme on l'a cru, mais de Chéfren peut-être. Peu importe ! L'intérêt du double monument n'est ni dans Chéops ni dans Chéfren, mais dans l'émotion féconde que notre intelligence en reçoit. Il faut admirer les chefs-d'œuvre de l'art pour eux-mêmes, pour ce qu'ils nous disent, et autrement qu'on ne vénère des reliques.
On a compté soixante-sept pyramides répandues sur une dizaine de lieues, du nord au sud, en plusieurs groupes plus ou moins espacés. Il existe à peine quelques vestiges de beaucoup d'entre elles. Le groupe de Gizeh, le premier en ligne, est le plus important, le mieux conservé et renferme les trois plus grandes. Elles ont été faites, comme le cône du Vésuve, par des enveloppements superposés, c'est-à-dire commencées au centre. Le Pharaon à qui le monument devait servir venait-il à mourir, l'édifice aussitôt cessait de s'accroître et se parait de son revêtement extérieur ; de sorte qu'à un plus long règne correspond une plus haute pyramide. Cela est vrai aussi des hypogées. Il semble que les rois aient été dans l'usage de commencer leur tombe en montant sur le trône, d'en pousser les travaux toute leur vie durant, et de les faire d'autant plus belles et plus profondes que le ciel leur accordait de plus longs jours. Un prince n'a-t-il régné que peu de temps, il n'a qu'une ou deux chambres hâtivement décorées, et jusque dans le grossier travail de son sarcophage se trahit une fin prématurée.
(...) On sait avec quelle perfection la maçonnerie prodigieuse des pyramides est appareillée ; avec quels scrupules les matériaux en ont été choisis, mis en place, polis ; avec quel respect religieux les réduits intérieurs et les couloirs, où pourtant jamais personne ne devait pénétrer, étaient édifiés, creusés, parachevés. Malgré l'énorme pression de la masse, pas une pierre n'a bougé dans les chambres funéraires, pas un joint ne s'est ouvert, pas une verticale n'a perdu son aplomb d'une ligne. Et le temple de Chéfren est bien de la même main. Les salles dont il se composait et les galeries sont entièrement d'albâtre et de granit ; des blocs gigantesques, minutieusement taillés, polis, ajustés ; un seul d'entre eux, en granit rose, a neuf mètres de longueur, près de quatre mètres de haut et près de deux mètres d'épaisseur. L'enceinte, immense, est carrée. Presque point d'ornements, presque point d'inscriptions ; partout la solide empreinte d'une émotion contenue qui craint le bavardage.
(...) Entre [les] sépultures des Pharaons thébains et la construction des pyramides, une longue évolution religieuse a tout changé. On le pressent tout d'abord au luxe de la mise en scène, à la recherche du prodigieux qui éclate ici plus étonnant peut-être que dans Karnak. Puis, à voir le détail des bas-reliefs, des peintures, des hiéroglyphes, qui surabondent, on ne doute plus qu'on n'ait affaire à une religion vieillie.
Le dogme de l'immortalité, aux temps primitifs, s'imposait comme une consolante espérance ; maintenant, la crainte de l'enfer obsède les imaginations. Il y a les horribles histoires des âmes après la mort, le tableau effrayant des épreuves qu'elles traversent : le feu, l'eau, les tortures et mille supplices. Elles sont mutilées, décapitées tout le long de leur pèlerinage d'outre-tombe, et ne retrouvent leurs membres et leurs têtes que pour être jugées. Elles ne sont réputées sauves et bienheureuses qu'après avoir été justifiées, et ce sont les dieux, ce sont les prêtres, tout naturellement, qui disposent du salut éternel. Cela fait penser à nos indulgences. Et quand, après mille aventures épouvantables, après les terreurs du jugement, elles viennent enfin à jouir des cieux, on devine bien que le sacerdoce ne le permet qu'au prix de certains sacrifices.
Autrefois, le mort, dans son hypogée, était chez lui, entouré des siens, ne relevant que de sa conscience ; maintenant, l'influence sacerdotale domine autour de lui et lui fait, pour ainsi dire, une immortalité en dehors de ce que son intelligence a pu comprendre et de ce que son cœur a aimé.
Les inscriptions votives consacrées à sa mémoire ne sont plus le fruit d'une inspiration spontanée, libre ; elles sentent la formule. Partout le rituel a remplacé l'élan religieux ; les prières elles-mêmes sont toutes coulées dans un moule et cessent de partir des cœurs. On n'est plus sobre de la figure des dieux : on en est prodigue. Toute la religion devient allégorique et utilitaire et n'inspire plus que fanatisme, orgueil, angoisses, violence, emportements sombres
Telle est, comparée à celle de Memphis, l'impression résumée de Thèbes. Memphis a la noblesse, la grandeur simple, sincère ; Thèbes a le faste, la grandeur somptueuse, théâtrale. Memphis nous touche davantage, Thèbes nous étonne. L'âme de saint Louis se serait sentie à l'aise dans Memphis, et auprès des Pharaons de Thèbes, Louis XIV et ses magnificences ne sont que pauvretés. Assez d'autres ont donné et donneront la préférence à Thèbes ; ami lecteur, si vous le voulez bien, nous aimerons mieux Memphis.
(...) M. Mariette fonde (...) de magnifiques espérances sur des ateliers établis au pied même des grandes pyramides. Il est là en quête surtout de documents intéressant l'Égypte sous les quatrième, cinquième et sixième dynasties. Avant lui, la science osait à peine rêver de rien connaître jamais sur des temps si reculés. Déjà, bien des objets ont été mis au jour gui concourent à la solution de ce problème si hardiment posé. Il y au musée de Boulak un sarcophage ayant servi à la sépulture d'un fonctionnaire nommé Khoufou-Ankh, attaché au culte d'Apis, à celui du Taureau blanc, à celui d'Isis sous la forme de vache, et chargé de toutes les constructions du roi, etc. Ce roi, c'est Snefrou, le premier de la quatrième dynastie. Khoufou-Ankh vivait donc une ou deux générations seulement après Chéops. D'ailleurs, sur le règne de Chéops lui-même, ces fouilles de Gizeh ont fait à la science des révélations curieuses. Une pierre, que M. Mariette appelle la pierre de Chéops, primitivement encastrée sans doute dans quelque muraille, maintenant déposée au musée de Boulak, nous apprend, dans une longue inscription, que Chéops, roi de la haute et de la basse Égypte, restaura un temple déjà existant de son vivant à l'endroit où est le sphinx (donc le sphinx est antérieur à Chéops), à la face nord-ouest du temple d'Osiris, lui assura des revenus en offrandes sacrées, et renouvela le personnel des statues d'or, d'argent, de bronze et de bois qui en ornaient le sanctuaire, et qu'il a bâti sa pyramide là où est le temple d'Isis. On en sait enfin presque autant sur le Pharaon Chéfren, dont on a, en outre, le portrait si vivant, ce chef-d'œuvre qui date de cinquante ou soixante siècles, trouvé aussi au pied des pyramides. Il résulte en général et irréfutablement des documents rencontrés dans ces fouilles intéressantes entre toutes que les Égyptiens, déjà au temps de Chéops, avaient leurs arts, leurs dieux, toute leur civilisation au complet ; et nous avons ici de quoi éclairer d'une vive lumière ce que nous disions plus haut de leurs introuvables origines."
Un autre morceau choisi de cet auteur dans l'Égypte entre guillemets :
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