vendredi 12 février 2010

"On ne voit pas un seul vestige des échafaudages qui ont dû servir à ces immenses constructions" (Pline l'Ancien -1er siècle ap.J.-C. - à propos du chantier des pyramides)

J'ai déjà, dans ce blog, mentionné brièvement un texte de Pline l'Ancien (23 ou 30-79), extrait de son Histoire naturelle, relatif aux pyramides de Guizeh : voir ICI.
L'examen plus approfondi du texte, que je n'avais pas alors en version intégrale, m'amène à proposer ici un nouvel extrait (tome XI), reprenant partiellement celui déjà publié. La traduction est celle de Louis Poinsinet de Sivry (1733-1804). J'ai simplement, quand cela m'a semblé préférable, restauré l'orthographe actuelle de certains mots.
Les éléments biographiques sur Pline l'Ancien à ma disposition m'amènent à penser que cet auteur n'a jamais fait le voyage sur les rives du Nil. Par contre, il cite une douzaine d'auteurs qui, dans le même cas que lui ou pas, ont précédemment écrit sur l'Égypte, dont bien sûr un certain Hérodote. On abordera donc ce texte de l'écrivain encyclopédiste romain comme un travail de pure compilation.
Quant aux auteurs cités par Pline, ils ne figurent pas que je sache, hormis le sempiternel Hérodote, au panthéon de la littérature consacrée aux pyramides égyptiennes. Butoride, Alexander Polyhistor, Artémidore ? Vous en aviez entendu parler ? Conformément à la ligne éditoriale de ce blog, je vais tenter une recherche, mais sans garantie de résultat. Une fois encore, tout apport éclairé sera le bienvenu et, soyez-en rassurés, je citerai mes sources !
On ne manquera pas de remarquer enfin que ce coquin de Pline semble plus "émerveillé" par les performances de Rhodope la courtisane, fille de Khéops, que par la majesté des pyramides !
Illustration extraite de Nuremberg Chronicle, 1493 (Wikimedia commons)

"C'est également ici le lieu de parler des pyramides de la même Égypte, monuments de l'ostentation oisive et insensée de ses princes ; car on veut qu'ils aient élevé ces édifices si dispendieux dans la vue de ne laisser aucunes richesses en proie à l'avidité de leurs successeurs, ou aux embûches de leurs ennemis, ou pour empêcher les peuples de rester dans l'inaction. Nombre de rois égyptiens ont logé là leur vanité ; nombre d'entre eux ont commencé des pyramides et les ont lassées imparfaites. Il y en a une dans la Préfecture arsinoïte ; deux à Memphis, au voisinage du labyrinthe. Nous parlerons bientôt de ce dernier. Il y en a aussi deux au lieu où fut le lac de Moeris, lieu présentement appelé la grande fosse. Celles-ci sont singulièrement citées comme merveilleuses par les Égyptiens, à cause de leur sommet qui, dit-on, est saillant en tout sens, et paraît prêt a écraser ceux qui le regardent. Les trois autres, dont on a parlé dans tout le globe habité, sont, certes, exposées de loin en vue à tous les navigateurs. Elles sont situées sur la côte de l'Afrique, et ont pour base une montagne stérile et composée de pierres de roche, entre la ville de Memphis et le Delta, à moins de quatre milles du Nil, à sept milles et demi de Memphis, et adossées au bourg appelle Busiris, dont les habitants sont accoutumés à grimper jusqu'à leur cime.

Au devant de ces pyramides se voit le sphinx, sauvage divinité des habitants de ce canton, et dont en conséquence nous donnons une notice. On croit que ce sphinx est le tombeau du Roi Amasis ; et l'on prétend que ce bloc énorme est d'une matière jetée en moule. Mais il est constant que le sphinx est d'une pierre solide, dure et lisse. La tête de ce monstre a cent deux pieds de circuit, à la mesurer par le front. La longueur de son corps, depuis le front, est de cent quarante-trois pieds. Sa hauteur, depuis le creux de l'estomac jusqu'à la plus haute élévation de la partie verticale de sa tête est de soixante-deux pieds.

La plus ample pyramide est en pierres d'Arabie. On dit que trois cent soixante et six mille hommes furent pendant vingt ans employés à sa construction. Toutes les trois furent faites dans l'espace de soixante et dix-huit ans, quatre mois. Les écrivains qui en ont parlé sont Hérodote, Evhémere, Duris de Samos, Aristagoras, Denys, Artémidore, Alexander Polyhistor, Butoride, Antisthene, Démétrius, Démotele, Apion. Ils ne s'accordent point entre eux sur les auteurs de ces vastes édifices, le sort, en cela très juste, ayant permis que le nom des entrepreneurs de monuments aussi vains s'oblitérât entièrement.

Quelques-uns ont écrit que la seule nourriture des ouvriers, consistant en raves, en ail et en oignons, se monta à mille six cents talents égyptiens. La plus ample pyramide occupe à sa base huit journaux de terrain ; ses quatre faces sont égales entre elles en largeur, étant chacune de huit cent quatre-vingt trois pieds ; elle a quinze pieds et demi à sa cime.

Les quatre faces de la seconde sont égales entre elles, ayant chacune sept cent trente-sept pieds et demi. La troisième est moindre que les deux précédentes, mais sa matière la rend plus curieuse à voir, car elle est construite en pierres d'Éthiopie : chacune de ses quatre faces a trois cent soixante et deux pieds. On ne voit pas (1), dans tous les environs, un seul vestige des échafaudages qui ont dû servir à ces immenses constructions. C'est sable pur tout autour, et l'on croit être dans les landes de la majeure partie de l'Afrique : ce qui donne lieu à une grande question, savoir, par quel moyen on a pu porter le ciment et les autres matériaux à cette prodigieuse hauteur. Les uns prétendent qu'on fit des échafauds avec du sel et du natrum, qu'on élevait à mesure que la construction de la pyramide avançait, et qu'on laissa ensuite dissoudre (2) cet appareil par les inondations du Nil après que l'ouvrage fut fini. D'autres disent que les échafaudages furent faits en briques crues, et que, lorsque les pyramides furent finies, on répartit ces briques dans les maisons des particuliers ; et ils soutiennent que le Nil n'a pu baigner ces échafauds, étant beaucoup plus bas dans ses plus grandes crues ; d'autant que, dans la plus grande pyramide, est un puits de quatre-vingt six coudées, au fond duquel on trouve de l'eau, et cette eau, disent-ils, est au niveau du Nil et communique avec ce fleuve. Thalès de Milet trouva le moyen de déterminer la hauteur des pyramides et autres élévations inaccessibles, en mesurant leur ombre à l'heure où l'ombre du corps humain est égale à la hauteur du corps.

Telles sont donc ces merveilleuses pyramides. Et pour qu'on ne s'étonne point que l'opulence des rois ait suffi à la construction des deux premières, il est bon d'observer que la moindre d'entre elles, mais la plus célèbre de toutes, fut construite par la courtisane Rhodope (3), qui avait été la compagne d'esclavage et de couche d'Ésope le Fabuliste, l'un des sept Sages. Or la merveille qui excède toutes les autres, c'est qu'une simple courtisane ait pu, à son métier, amasser de si grandes richesses.
"

(1) Cette absence de pierres et d'habitations aux environs des pyramides paraît être contredite par deux passages précédents de Pline ; car il a dit plus haut que le bourg de Busiris est tout joignant les pyramides, ce qui suppose des terrains cultivés et où tout n'est pas landes. Il a dit aussi plus haut que les pyramides ont pour base une montagne pierreuse, et même des pierres de roche, monte saxeo. (note du traducteur)
(2) Pline se réfère ici à Diodore de Sicile.
(3) Ce "conte", commente le traducteur, est rejeté par Hérodote. Si, de fait, Hérodote ne précise pas le nom de la fille de Khéops, il n'en écrit pas moins :"Khéops, épuisé par ces dépenses, en vint au point d'infamie de prostituer sa fille dans un lieu de débauche, et de lui ordonner de tirer de ses amants une certaine somme d'argent. J'ignore à combien se monta cette somme ; les prêtres ne me l'ont point dit. Non seulement elle exécuta les ordres de son père, mais elle voulut aussi laisser elle-même un monument. Elle pria tous ceux qui la venaient voir de lui donner chacun une pierre pour des ouvrages qu'elle méditait. Ce fut de ces pierres, me dirent les prêtres, qu'on bâtit la pyramide qui est au milieu des trois, en face de la grande pyramide, et qui a un plèthre et demi de chaque côté." (Euterpe, livre II, CXXVI)

Une autre traduction du texte de Pline est proposée par Pierre-Claude-Bernard Guéroult (1744-1821) : ICI, à partir de la page 449

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