La percée d'al-Ma'moun - cliché de Jon Bodsworth (Wikimedia commons)
La note publiée récemment sur ce blog, consacrée à Murtada Ibn al-Khafîf, comportait une remarque de cet auteur sur l'entrée dite d'al-Ma'moun (*), de la Grande Pyramide : "Le Commandeur des Fidèles le Mamune [al-Ma'moun], Dieu lui fasse miséricorde, étant entré dans le pays d'Égypte, et ayant vu les Pyramides, eut envie de les démolir , pour le moins quelqu'une d'elles, afin de savoir ce qui était dedans. Sur quoi on lui parla ainsi : Vous désirez une chose qui ne vous est pas possible. Si vous l'entreprenez et que vous n'en veniez pas à bout, ce sera une honte au Commandeur des Fidèles. À quoi il répondit : Je ne puis me passer d'en découvrir quelque chose. Il fit donc travailler à la brèche qui y était déjà commencée, et y fit de grandes dépenses."(*) Abû al-`Abbâs al-Ma'mûn `Abd Allah ben Hârûn ar-Rachîd (786-833), calife abbasside qui régna de 813 à 833. Je retiens l'orthographe suivante : al-Ma'moun, le ' entre le a et le m étant une "hamza", sorte d'interruption de la voix dans la prononciation, qui ne doit en aucun cas être négligée.
"La brèche qui y était déjà commencée" : plusieurs fidèles lecteurs de Pyramidales ont relevé ce "détail" qui n'en est sans doute pas tout à fait un. M'étant piqué au jeu (qui, lui non plus, n'en est pas tout à fait un !), je me suis mis en chasse de données complémentaires. Voici le résultat, non exhaustif ni définitif, de mes recherches.
L'attribution, pratiquement généralisée jusqu'à nos jours, de la deuxième entrée (celle empruntée aujourd'hui par les visiteurs de la pyramide) à al-Ma'moun a été explicitement contestée par Antoine-Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838), sur la base d'arguments bien charpentés, puisés dans des textes anciens qu'il lisait dans leur version originale. Cet orientaliste et philosophe était en effet un linguiste distingué. Il apprit l'hébreu, le syriaque, le samaritain, le chaldéen, l’arabe, le persan, le turc, l’anglais, l’allemand, l’italien et l’espagnol. L'un de ses élèves fut Jean-François Champollion.
À défaut de fournir une réponse définitive à la question en suspens, les textes ci-dessous, que j'ai extraits de plusieurs ouvrages, apportent, me semblent-t-il, de l'eau au moulin de la réflexion.
Spécialistes... à vous de "jouer" maintenant !
Silvestre de Sacy (Wikimedia commons)
"Je finirai toute cette discussion, en rapportant un passage inédit, d'un écrivain syrien, qui a quelque importance pour l'histoire des pyramides. Ce passage est tiré de la seconde partie de la chronique syriaque de Grégoire Barhebraeus ou Aboulfaradje, et se trouve dans la vie de Denys de Telmahare, patriarche jacobite d'Antioche.
Ce patriarche, auteur d'une chronique qui s'étend depuis le commencement du monde jusqu'au temps où l'auteur vivait, et dont le savant prélat J.S. Assémani a donné une notice détaillée, fit deux voyages en Égypte, sous le khalifat de Mamoun, et il avait écrit lui-même le récit de ses voyages, dont Grégoire Barhebraeus a rapporté quelques fragments dans son histoire des patriarches d'Antioche. Assémani en a donné pareillement un extrait ; mais comme il ne s'est attaché qu'à ce qui concerne l'histoire ecclésiastique, et qu'il s'est contenté d'indiquer les autres observations faites par Denys dans ses voyages, je crois qu'on me saura gré de suppléer, à cet égard, à son silence.
(…) Le second voyage de Denys en Égypte, celui qui nous intéresse plus particulièrement, est de l'an 1141 des Grecs, suivant Barhebraeus. Denys était venu faire sa cour à Damas, au khalife Mamoun. Ce prince se disposait alors à passer en Égypte, pour apaiser le tumulte occasionné par la révolte des Chrétiens, que les gouverneurs musulmans avaient poussés à bout par leurs exactions. II ordonna, dit Grégoire, au patriarche de l'accompagner, parce qu'il voulait l'envoyer en députation vers les Chrétiens Biami de la partie inférieure de l'Égypte, afin de les faire rentrer dans l'obéissance.
(…) Le patriarche [Denys] dit encore : - Nous avons vu en Égypte ces édifices, dont on prétend que le théologien a parlé dans ses discours. Ce ne sont point, comme on le croit, les greniers de Joseph, mais bien des mausolées étonnants élevés sur les tombeaux des anciens rois : ils sont obliques c'est-à-dire "en plan incliné" et solides, et non pas creux et vides. Nous avons regardé par une ouverture qui était faite dans l'un de ces édifices, et qui est profonde de 50 coudées, et nous avons reconnu que ce sont des pierres de taille disposées par lits ; ils ont par le bas 500 coudées de large sur une égale longueur, à la mesure de la coudée de [mot effacé] formant une ligure carrée, et leur élévation est de 250 coudées. Les pierres qu'on a employées pour les construire ont de 5 à 10 coudées, ce sont toutes des pierres taillées. De loin ces édifices paraissent comme de grandes montagnes.
(...) Quoique j'aie principalement en vue, en rapportant ce récit, ce qui concerne les pyramides, j'ai cru devoir donner en entier ce passage curieux, qui contient l'extrait d'un écrivain du commencement du IIIe siècle de l'hégire. On en doit conclure, ce me semble, que l'ouverture de la grande pyramide est plus ancienne que le voyage de Mamoun en Égypte. Si elle eut été faite par ordre de ce prince et pendant son séjour, Denys n'aurait pas manqué de le dire. Son récit ne donne aucun lieu de le soupçonner. D'ailleurs Mamoun ne resta en Égypte que 49 jours en tout, ce qui ne permet guère de croire qu'il ait pu ordonner et faire exécuter ce travail. D'un autre côté, il est vraisemblable que l'on n'avait ouvert jusqu'alors que la première galerie, dont la longueur totale est de 121 pieds, et que l'on n'avait point encore forcé l'ouverture par laquelle on entre aujourd'hui de cette galerie dans le canal supérieur, ni découvert la salle du sarcophage. Denys n'aurait pas négligé de faire mention d'une découverte si importante, et qui aurait réfuté complètement la fable des greniers de Joseph." (Silvestre de Sacy)
Voyage du Cheikh Ibn-Batoutah, à travers l'Afrique septentrionale et l'Égypte au commencement du XIVe siècle, tiré de l'original arabe, traduit et accompagné de notes par M.Cherbonneau, professeur d'arabe à la Chaire de Constantine, 1852 (ouvrage présenté ici)
"Lorsque le khalife Al-Mâmoun monta sur le trône , il forma le projet d'abattre les pyramides (1), et se mit à l'œuvre malgré les conseils d'un cheikh de Misr. A l'aidé du feu et du vinaigre, à force de lancer des projectiles avec les pierriers, on parvint à faire l'entaille qui se voit encore aujourd'hui sur la face septentrionale de ces monuments."
(1) Commentaire de M. Cherbonneau : M. de Sacy a longuement discuté ce fait, et, s'autorisant d'un passage d'Inn-Haukal, il prend le parti de supposer que l'ouverture de la pyramide est antérieure au règne d'Al-Mamoun (Conf. Relat. de l'Égypte, par Abd-allatif, p. 219). Quoiqu'il en soit, l'assertion d'Ibn-Batoutah avait été produite avant lui par plusieurs écrivains dignes de foi, tels que El-Maçoudi, El-Bekri et El-Abdéri. Comme ce dernier, dont j'ai le précieux itinéraire sous les yeux, développe avec complaisance la légende relative aux pyramides, j'en extrairai quelques lignes afin de compléter le récit de notre voyageur : « Al-Mamoun étant parvenu au Khalifat, conçut l'idée de démolir les pyramides : mais un vieillard de Misr lui dit : - Les tyrans de ton espèce ne réussissent jamais dans leurs projets. - Néanmoins Al-Mamoun déclara qu'il fallait que sa volonté s'exécutât, et il ordonna qu'on pratiquât une ouverture du coté du nord, parce que le soleil y donnait moins longtemps. Alors des feux furent allumés auprès des pierres, et lorsqu'elles commençaient à rougir, on les arrosait avec du vinaigre, puis on les frappait avec les mendjenik. Le résultat de ces efforts combinés fut la brèche par laquelle on entre aujourd'hui dans la grande pyramide. Le mur n'avait pas moins de vingt coudées d'épaisseur. Un trésor en argent, ayant été découvert à l'endroit de l'entaille, il se trouva équivalent à la somme dépensée pour l'opération. » ( Rihlet el-Abderi min Bidjaia ila Mekka, p. 18 et 19.)
Antoine-Jean Letronne, Recherches géographiques et critiques sur le livre De Mensura Orbis Terrae, composé en Irlande au commencement du neuvième siècle, par Dicuil, suivies du texte restitué,1814
"Quoi qu'il en soit, et de leur destination qu'on ignorera toujours, et de leur état primitif que les recherches précédentes me semblent propres à faire deviner, il me paraît démontré que la pyramide était revêtue d'un parement en marbre précieux qui ne disparut totalement qu'après le douzième siècle.
Cela n'empêche pas qu'on ne pût pénétrer dans l'intérieur dès le huitième siècle, comme le dit Denys de Telmahre (1), et il est même très probable, ainsi que le pensait M. de Sacy, que l'ouverture de la pyramide est antérieure au règne d'Al-Mamoun : car le canal qui conduit à la chambre carrée était bien connu de Strabon, puisqu'il dit (2) : "Parmi ces pyramides, il y en a trois plus remarquables que les autres, deux desquelles sont mises au nombre des sept merveilles du monde ; en effet, la hauteur de ces monuments de forme carrée est d'un stade, hauteur qui excède un peu la longueur de la base de chacun des côtés. Elles ne sont point tout à fait d'égale grandeur ; la plus grande a environ vers le milieu de la hauteur de ses côtés une pierre mobile : lorsqu'on l'enlève, on pénètre dans un canal tortueux qui conduit jusqu'au lieu où est le tombeau." D'après ce qui a été dit plus haut, on peut présumer que le lithos exairesimos de la pyramide était un quartier de marbre faisant partie du revêtement ; on l'enlevait et on le remettait à volonté, comme celui du trésor de Rhampsinit : il est donc extrêmement probable que dès l'arrivée des Arabes, et peut-être même avant cette époque, quelque gouverneur curieux ou avide désirant voir l'intérieur de la pyramide, ou espérant y découvrir des richesses, fit enlever la pierre, et négligea de la faire remettre lorsqu'il se fut aperçu qu'il n'y avait rien ni à prendre ni à garder. C'est à compter de ce moment que la pyramide dut rester ouverte." (A.-J. Letronne)
(1) Dionys. Telmahre ap. S. de Sacy, trad. d'Abd, p. 5o4, et Mag. encycl., VIe ann., t. IV, p. 497 et sq.
(2) Strab., XVII, p. 1161. C.
Relation de l'Égypte, par Abd-Allatif, traduction et présentation de Silvestre de Sacy (ouvrage présenté ici)
"L'une de ces deux pyramides est ouverte, et offre une entrée par laquelle on pénètre dans l'intérieur. Cette ouverture mène à des passages étroits, à des conduits qui s'étendent jusqu'à une grande profondeur, à des puits et à des précipices, comme l'assurent les personnes qui ont le courage de s'y enfoncer ; car il y a un grand nombre de gens qu'une folle cupidité et des espérances chimériques conduisent dans l'intérieur de cet édifice.
Ils s'enfoncent dans ses cavités les plus profondes, et arrivent enfin à un endroit où il ne leur est plus possible de pousser plus avant. Quant au passage le plus fréquenté, et que l'on suit d'ordinaire, c'est un glacis qui conduit vers la partie supérieure de la pyramide, où l'on trouve une chambre carrée, et dans cette chambre un sarcophage de pierre .
Cette ouverture par laquelle on pénètre aujourd'hui dans l'intérieur de la pyramide, n'est point la porte qui avait été ménagée lors de sa construction : c'est un trou fait avec effort et pratiqué au hasard. On dit que c'est le khalife Mamoun (1) qui l'a fait ouvrir."
(1) Note de Silvestre de Sacy : II me paraît fort douteux que la première ouverture de la grande pyramide soit due au khalife Mamoun. Mon doute est fondé sur la manière dont Denys de Telmahre, patriarche Jacobite d'Antioche, qui accompagna Mamoun en Égypte,, parle de la pyramide, qui était déjà ouverte quand il la visita. On peut voir ce que j ai dit à ce sujet dans mes Observations sur le nom des pyramides. M. Wahl observe que quelques historiens orientaux attribuent la première ouverture de la pyramide au khalife Mahmoud, et d'autres à Haroun Raschid ; mais il ne cite pas l'ouvrage d'où il a tiré cela. II doit, au surplus, y avoir là quelque erreur ; car il n'y a point de khalife avant Mamoun qui ait porté le nom de Mahmoud. M. Wahl aurait-il voulu parler du khalife Mahdi, dont le nom était Mohammed ? Je ne dois pas dissimuler que la tradition commune, qui attribue à Mamoun l'ouverture de la pyramide, est appuyée du témoignage de Masoudi, qui écrivait un siècle environ après le voyage de ce khalife. Suivant Makrizi, Masoudi rapporte ce fait dans l'ouvrage intitulé Histoire des temps passés et des choses ; et il y dit "qu'Abd-allah Mamoun fils de Haroun Raschid, étant venu en Égypte et ayant visité les pyramides, voulut en démolir une pour savoir ce qu'elles renfermaient ; que, sur les représentations qu'on lui fit que c'était une entreprise dont il ne viendrait pas à bout, il répondit : Il faut absolument y faire une ouverture, et qu'alors on fit, pour lui obéir, l'entaille que l'on voit ouverte aujourd'hui ; qu'on employa pour cela le feu, le vinaigre, etc." Comme nous possédons l'ouvrage de Masoudi cité ici par Makrizi, j'y ai cherché ce passage, et je l'y ai trouvé. II est vrai que, dans notre manuscrit, on lit : Raschid, étant venu en Égypte, et ayant vu les pyramides, etc. Mais je n'hésite pas à penser que c'est ici une faute de notre manuscrit ; car je ne me rappelle pas qu'aucun écrivain arabe fasse mention d'un voyage de Haroun Raschid en Égypte.
Ebn-Haukal, contemporain de Masoudi, se contente de dire que l'un des khalifes Abbasis, qu'il croit être Mamoun ou Motasem, avait eu l'idée d'entreprendre la destruction des pyramides ; mais qu'il renonça à ce projet, parce qu'il reconnut que tous les revenus qu'il tirait de l'Égypte ne suffiraient pas à la dépense de cette entreprise. J'ai rapporté ce passage d'Ebn-Haukal, d'après Makrizi, dans ma Notice de la Géographie Orientale d'Ebn-Haukal, où on peut le voir ; et je l'ai depuis retrouvé dans le manuscrit d'Ebn-Haukal de la bibliothèque de l'université de Leyde. Ne pourrait-on pas supposer que la pyramide avait été ouverte avant Mamoun, et que ce prince ayant donné des ordres pour qu'on poussât plus loin les recherches dans l'intérieur de ce monument, cela aura donné lieu de lui en attribuer la première ouverture ?
Photo Marc Chartier
Silvestre de Sacy, dans Magasin Encyclopédique, ou Journal des Sciences, des Lettres te des Arts, rédigé par A.L. Millin, 1803
"Abd-allatif parle ensuite des conduits par lesquels on pénètre dans celle des deux pyramides qui est ouverte : il avoue qu'ayant voulu y entrer, il avait à peine franchi les deux tiers du premier glacis par lequel on y entre, qu'il perdit connaissance, et fut contraint de renoncer à son entreprise. Cet aveu ne peut qu'augmenter la confiance qu'inspire en général son récit.
Abd-allatif observe que l'ouverture par laquelle on pénètre dans la pyramide n'est point une ouverture ménagée à dessein par ceux qui l'ont construite, que la pyramide a été forcée en cet endroit, et que c'est par un pur effet du hasard qu'on a rencontré ce canal. Il dit qu'on attribue cette ouverture de la grande pyramide au khalife Mamoun.
J'ai dit ailleurs les raisons que j'avais de douter de cette tradition, sur laquelle notre auteur n'entre dans aucun détail : les dégradations qui entourent l'ouverture de ce canal prouvent, comme le dit Abd-allatif, qu'on a tâtonné pour trouver celte entrée ; mais on ne peut douter, ce me semble, qu'à l'époque où l'on a tenté cette ouverture, quelque signe extérieur, ou quelque tradition conservée parmi les habitants, n'ait indiqué à peu près l'endroit vers lequel on devait chercher l'ouverture du canal."