lundi 27 août 2018

"En groupe et de quelque côté qu'on les regarde, (les pyramides) sont l'image pérenne d'une vie, d'une mort et d'une éternité harmonieuses et intimement liées." (É. Drioton, P. du Bourguet)


Extraits de l'ouvrage Les pharaons à la conquête de l'art, 1965, d'Étienne Drioton et Pierre du Bourguet.
Le chanoine Étienne Marie Félix Drioton (1889-1961) fut nommé en 1936, par le gouvernement égyptien, directeur des Antiquités de l'Égypte en remplacement de Pierre Lacau, et professeur à l'institut d'égyptologie de l'université Fouad Ier au Caire. Il conserva ces fonctions jusqu'en 1952.
Le jésuite français Pierre du Bourguet (1910-1988), archéologue, égyptologue et historien de l'art paléochrétien, copte et byzantin, fut membre de l'Institut français d'archéologie orientale du Caire entre 1953 et 1957. 



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"Il n'est pas indifférent, lorsqu'on se dirige vers le plateau de Gizeh, de se rappeler que la première des trois grandes pyramides était regardée par les Grecs comme l'une des sept merveilles du monde. Ils ne s'y étaient pas trompés : quand on a parcouru (...) le chemin qui mène jusqu'à elles, on ne peut que donner raison à ces grands connaisseurs de la Beauté. La forme générale du monument, les procédés de construction, le matériau, tout était à pied d'oeuvre. Restait une question capitale et à laquelle Snefrou, consciemment ou non, avait achoppé : celle du calcul des meilleures proportions. Il semble bien que Khéops, reprenant l'idée où son père l'avait laissée, ait bénéficié d'un esprit mathématique plus précis et d'un sens plus impérieux de l'art. Le fait est qu'il a brillamment résolu le problème. Plus que le colossal et dans le colossal même, c'est l'intelligence et le goût qu'il faut admirer. 
De cet esprit mathématique des preuves subsistent : c'est, par exemple, la rigoureuse égalité - il s'en faut de quelques centi- mètres - entre les longueurs de base des quatre faces, chacune allant pourtant jusqu'à 230 m ; c'est encore l'exactitude de l'orientation de la pyramide en regard des points cardinaux, l'écart étant seulement de 3' 6" ; c'est l'élévation d'un monument gigantesque aux rapports parfaits... 
Khéops, en effet, a profité des expériences immédiatement antérieures. Quelle que soit la théorie que l'on adopte sur la suite des constructions dans le groupe précédent, Khéops, en tout cas, conçoit nettement, dans une simplification plus poussée des éléments traditionnels, l'équilibre à réaliser. Au lieu d'une base large et d'une pente douce (Dahchour Nord), ou d'une base étroite et d'une pente raide (Ier état de la "rhomboïdale"), il prend le juste milieu, en gardant une base large (230 m de côté) et une pente (52 degrés) qui, pour une base étroite, eût semblé très raide. Il développe ainsi, en y restant fidèle, les proportions de la pyramide de Meidoum, mais pousse dans le sens de la simplification, sans doute déjà inauguré dans la "rhomboïdale". 
La réalisation justifie son attente. La pyramide peut s'élever d'un seul jet, atteignant plus de 146 m et gardant des proportions dont l'harmonie dans le gigantesque sonne comme un défi aux réalisations les plus audacieuses d'aujourd'hui.(...)  
Si l'on regarde la pyramide en s'éloignant un peu du plateau, elle apparaît comme une sorte de prolongement de celui-ci vers le ciel. Elle n'est pas couchée et comme appesantie sur le sol à la façon de celle de Dahchour Nord, ni pointant de façon aiguë comme un obélisque plus renflé, mais elle s'élève dans les proportions les plus parfaites. Le rapport, en effet, de la base au sommet n'est pas de la simple moitié comme dans celle de Dahchour Nord, mais excède la moitié d'un bon sixième, conférant ainsi à cette masse la hauteur nécessaire pour éliminer la lourdeur tout en conservant la puissance. 

Édifiées sur des bases analogues (143 m de haut sur 215 m de côté à la base, avec une pente de 52 degrés ; 62 m de haut sur 108 de côté à la base avec une pente de 51 degrés), les pyramides de Khéphren et de Mykérinos forment avec celle de Khéops une suite harmonieuse. Légèrement plus petite, mais posée sur une assise plus élevée, et de mesures peut-être plus audacieuses, la première dresse à son tour, face au monde, l'affirmation de la puissance des pharaons. 
De mêmes proportions que celle de Khéphren, mais réduite de moitié, la pyramide de Mykérinos est davantage à l'échelle humaine. Et par comparaison avec ses deux prédécesseurs qui, selon Hérodote, auraient laissé le souvenir de despotes cruels, le monument qu'il a élevé reflète le sentiment, qu'il a imprimé dans l'esprit de ses sujets, d'un roi plein de bonté et d'intelligence. 
Encore, à propos de Khéops et de Khéphren, les traditions rapportées après plus de deux mille ans par les prêtres égyptiens à l'historien grec, - même appuyées par des allusions, d'ailleurs trop vagues, contenues dans des satires populaires très postérieures à l'Ancien Empire -, sont-elles sujettes à caution. Elles ne font sans doute que durcir dans la mémoire des générations l'impression que devaient donner par contraste deux pharaons d'une puissance fulgurante et un troisième chez lequel elle s'affaiblit ; contraste accusé par les proportions de leurs pyramides respectives. 
À une époque surtout comme celle de la IVe dynastie, les grandes pyramides ne pouvaient être l'oeuvre de sujets traités comme des esclaves et contraints sous le fouet d'exécuter les fantaisies d'un maître dur, elles témoignent au contraire de l'enthousiasme religieux, comparable à celui des bâtisseurs de cathédrales, d'un peuple qui, en assurant les conditions de la survie pour son souverain, fils des dieux, est conscient de travailler pour sa propre éternité.  

Considérées dans ces perspectives humano-divines, les trois grandes pyramides profilent sur l'horizon un ensemble unique. Isolée, chacune retiendrait l'attention de l'artiste par ses proportions : celles-ci soulignent encore le but de l'architecte d'exprimer, par cette tour dont la pointe est entre ciel et terre, une sorte irradiation du soleil sur le monde et, réciproquement, de faire monter les aspirations du monde vers le soleil. En groupe et de quelque côté qu'on les regarde : en enfilade, de trois-quarts ou de face, avec leurs pierres ocre qui se marient si bien avec le rayonnement éclatant du plein jour ou qui revêtent les couleurs mordorées, puis violettes du crépuscule, contemplées dans leur gradation montante ou descendante, se détachant nues, sous le feu du soleil ou sur les voiles de la nuit, elles sont l'image pérenne d'une vie, d'une mort et d'une éternité harmonieuses et intimement liées."