mardi 7 août 2018

"L"histoire des pyramides est inépuisable" (Camille Lagier)

Extrait de L'Égypte monumentale et pittoresque, de Camille Lagier (1855-1936), ancien professeur au Caire.
Ricardo Liberato / Wikimedia Commons
"L'histoire des pyramides est inépuisable. Il faut se borner à un examen rapide des principales d'entre elles. 
Le nom de la grande pyramide est : "la Splendeur de Khoufou (Chéops", ou "la Lumineuse, la Brillante". Elle avait primitivement cent quarante cinq mètres de haut. Depuis le Moyen Âge, époque où elle fut dépouillée de sa pointe et de son revêtement, elle n'a plus que cent trente sept mètres. En largeur elle mesure à sa base deux cent vingt sept mètres trente de côté. Petrie en évalue la masse totale à deux millions et demi de mètres cubes. L'entrée est au milieu de la face nord, à vingt mètres au-dessus de la première assise, soit à la treizième assise. Elle était déjà connue de Strabon. "La pyramide, dit-il, a sur ses côtés, et à une élévation médiocre, une pierre qui peut s'ôter. Lorsqu'on l'a soulevée, on voit un conduit tortueux qui mène au tombeau." D'après les dispositions qu'on remarque à la porte d'une pyramide de Dahchour, on doit conclure qu'il s'agit d'une dalle mobile, sorte de trappe, tournant sur un pivot. S'il est vrai que le sultan Almamoun fit éventrer la pyramide et rencontra par hasard le couloir montant, il est à croire qu'au IXe siècle on avait perdu le secret d'ouvrir cette porte. Peut-être aussi que l'effort du sultan se borna à retrouver ce couloir barré en bas par un bloc énorme si dur qu'il fallut le tourner. Quoi qu'il en soit, par un mètre de haut sur un de large, pénétrons dans ce conduit, bien qu'il soit toujours un peu ce qu'il était jadis, "un lieu moult obscur et malflairant pour les bêtes qui y habitent". Ainsi parle le sieur d'Anglure, pèlerin champenois du XIVe siècle, qui ne paraît pas avoir eu les chauves-souris en bonne odeur. Couloir qui plonge une centaine de mètres et se perd ; au vingtième mètre, couloir d'Almamoun, qui monte durant trente trois mètres, formant avec le premier un angle de cent trente trois degrés, aboutit à une sorte de plate-forme et se divise. 
La première bifurcation franchit un puits et mène horizontalement à gauche vers ce que l'on a improprement appelé "la chambre de la reine", chambre dont le sol n'est pas dallé. La seconde gravit dans une galerie longue de quarante sept mètres et haute de plus de huit mètres, en pierre si jolie et si finement appareillée "que l'on ne pourrait fourrer entre deux de ces pierres une aiguille ou un cheveu". 
Nous voici dans le vestibule du caveau, obstrué jadis par trois herses de granit. La chambre funéraire est un rectangle de presque six mètres de haut, large de plus de cinq mètres et long de plus de dix, les plus petits côtés étant au nord et au sud. Le sarcophage du roi est encore en place, mais mutilé et sans couvercle. Au-dessus du plafond, pour diminuer la pression centrale des cent mètres de calcaire qui le surmontent et rejeter cette pression en grande partie sur les faces latérales, l'architecte a ménagé cinq chambres de décharge. C'est là, sur des blocs intérieurs, parmi des inscriptions tracées à la sanguine au moment de la construction, qu'on a trouvé le nom de Chéops. 
Deux prises d'air, au nord et au sud du caveau, ont leur orifice à quatre vingt dix centimètres du sol et montent déboucher à l'extérieur après un parcours de soixante et onze mètres. 
On attribue à l'Anglais Davison la découverte, en 1763, du puits où tombe à un moment le couloir ascendant. Or, ce puits n'était pas à découvrir. Le P. Claude Sicard, mort au Caire, le 12 avril 1727, avait visité l'intérieur de la grande pyramide. Il nous en a laissé une description très exacte, et il nous parle du puits comme d'une chose connue. Le puits, d'un parcours sinueux de quarante mètres, qui va rejoindre le couloir descendant, quelle était sa destination ? On pense qu'il fut une porte de sortie pour les ouvriers. La pyramide achevée et la momie en place, on avait laissé tomber les herses du vestibule de la chambre funéraire et obstrué le couloir ascendant avec un bloc de granit mis en réserve ; après quoi, on descendit par le puits remontant à la lumière par le couloir inférieur qui, à son tour fut muni d'une porte dissimulée avec soin. 
Pour expliquer la multiplicité des chambres et des couloirs dans un monument destiné à un seul (...). Petrie fait appel naturellement au besoin de cacher le site exact du sarcophage et de décourager les fouilleurs, mais surtout à un changement d'architecte, le premier ayant dû mourir avant d'avoir achevé l'oeuvre et celui qui le remplaça n'ayant pu entrer dans l'idée de son prédécesseur que par tâtonnements. Borchardt voit là les traces de trois états successifs. Premier état prévu : une seule chambre creusée dans le rocher avec le couloir inférieur, qu'on n'achève pas, car le temps et les ressources permettent de faire plus grand. D'où deuxième état : le couloir ascendant menant à une chambre ménagée dans la maçonnerie, "la chambre de la reine". Mais, à ce moment, avant même d'avoir mis les dalles du sol, on s'aperçoit qu'on peut faire plus grand encore. D'où dernier état : la grande galerie menant à la vraie chambre du tombeau. 
Il semble que ce fut vers la fin du XIVe siècle que l'on commença d'attaquer le revêtement de la pyramide. Du temps d'Abd-Allatif, qui était en Égypte à la fin du XIIe siècle, si, attiré par l'espoir de découvrir des trésors, on avait tenté de pénétrer à l'intérieur ; si les matériaux de la plupart des moindres monuments voisins avaient déjà passé dans les constructions du Caire, du moins la grande pyramide demeurait à peu près respectée, ainsi que ses deux soeurs. Guillaume de Boldensele, en 1332, la trouva, en effet, avec ses "pierres bien polutes" et "escriptures de divers langages". Les Égyptiens eux-mêmes, puis les voyageurs grecs et latins, y avaient au cours des siècles gravé leurs cartes de visite. Mais, en 1395, il n'en est plus ainsi, Le sieur d'Anglure vit "certains ouvriers massons qui à force desmuroient les pierres taillées qui font la couverture, et les laissoient devaler à val. D'icelles pierres sont faitz la plus grant partie des beaux ouvrages que l'on fait au Caire et en Babiloine". Il ajoute : "Nous veimes cheoir les grosses pierres comme muiz a vin que iceulx massons abatoient." Le profit de cette besogne allait au Sultan pour les deux tiers et aux maçons pour le reste. 

La seconde pyramide, de son nom "Grand est Khafr", ou simplement "la Grande", est sise à cent vingt mètres au sud-ouest de "la splendeur de Khoufou". Qu'elle soit bien l'oeuvre de Chefren, Hérodote et Diodore nous l'assurent, et l'on a trouvé le nom de ce pharaon dans le temple sur les fragments d'une coupe et sur la tête d'une massue en pierre blanche. D'ailleurs, sa position, entre la première et la troisième pyramide, dit assez qu'elle ne peut appartenir qu'au successeur de Chéops et au prédécesseur de Mychérinos. 
Pour asseoir sa masse de plus d'un million et demi de mètres cubes, on coupa, au nord et à l'ouest, la colline rocheuse et, avec les énormes blocs ainsi obtenus, on releva le terrain au sud-est. Moins élevée, cent trente six mètres, jadis cent trente huit, et beaucoup moins large que la première, deux cent dix mètres de côté, jadis deux cent quinze, mais placée plus haut et plus svelte, elle fait l'illusion d'être plus grande. Elle garde encore à son sommet une partie de son revêtement en calcaire nummulitique gris que les lichens ont marbré de rouge, que la patine du temps a glacé, mosaïque au ton mat qui reluit au soleil. L'assise inférieure de ce revêtement était en granit rose. La pyramide a deux issues, l'une sur l'esplanade, l'autre à quinze mètres du sol, qui descendent parallèlement ; puis, la plus basse rejoignant la supérieure, celle-ci court horizontalement sous la masse jusque vers l'axe de l'édifice où s'ouvre le caveau définitif. Quand Belzoni entra dans ce caveau, en 1818, il y lut une inscription tracée à l'encre qui fixait la violation du tombeau à l'année 1200 de notre ère. "Maître Mohammed, le carrier, a ouvert, disait l'inscription ; maître Othman fut présent ainsi que le roi Ali-Mohammed au début de la fermeture." Ali-Mohammed était le fils et le successeur de Saladin. 
Vers le milieu du XVIIIe siècle, on ne voyait déjà plus que les traces du temple de la pyramide. Ses dimensions restent aujourd'hui visibles sous le sable et les décombres. On retrouve par places la chaussée dallée qui descendait de là vers la plaine. Après un parcours de quatre cents mètres, elle aboutissait au temple de granit, appelé aussi le temple du Sphinx. En 1880 Mariette avait déjà signalé cette relation entre les deux temples. Petrie veut qu'elle soit intentionnelle. Par suite, elle serait contemporaine des deux édifices. Chefren lui-même en serait l'auteur, l'auteur aussi du temple du Sphinx où l'on a retrouvé ses statues. 

La troisième pyramide, "la Divine", ou "Divin est Men kaoura", s'élève au sud et en retrait de la seconde, comme celle-ci s'élevait déjà au sud et en retrait de la première. Elle n'a que soixante six mètres de haut et cent huit de côté ; et pourtant, si "elle paraît petite, quand on la compare aux autres, lorsqu'on l'aborde de près, et que les yeux ne voient plus qu'elle elle inspire une sorte de saisissement, et l'on ne peut la considérer sans que la vue se fatigue". Ses assises inférieures portaient un revêtement en dalles de granit rose. De là le nom de "pyramide rouge" que lui donnent les auteurs arabes. L'accès à l'intérieur part de la quatrième assise, oblique dans le sol jusqu'au second quart de la base, puis devient plan et aboutit au caveau creusé sous l'axe. Mais cet état définitif ne s'obtint qu'après hésitation et des remaniements visibles Jusqu'au commencement du XIXe siècle, le sarcophage royal reposa en place, un sarcophage en basalte sculpté. L'Anglais Vyse le fit enlever. Mais le vaisseau qui emportait la dépouille sombra sur les côtes d'Espagne. 
La face nord de la pyramide montre une égratignure. C'est qu'un jour le sultan Othman se laissa persuader par des "gens dépourvus de bon sens, de démolir les pyramides, et l'on commença par la pyramide rouge". Huit mois entiers on y travailla, et les ouvriers furent "contraints de renoncer honteusement à leur entreprise... Ceci se passa en l'année 593 (1196-1197). Aujourd'hui - c'est Abd-Allatif qui parle - quand on considère les pierres provenant de la démolition, on se persuade que la pyramide a été détruite jusqu'aux fondements ; mais si, au contraire, on porte les regards sur la pyramide, on s'imagine qu'elle n'a éprouvé aucune dégradation, et que, d'un côté seulement, il y a une partie du revêtement qui s'est détachée." 
Fourmont put voir debout encore plusieurs colonnes du temple. D'énormes blocs dessinent le pourtour de ce temple et l'oeil suit la chaussée qui descendait à l'est."